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sa manière de procéder habituelle. L’estime qu’inspire le talent du peintre ne pourra que s’accroître du respect dû à sa stricte loyauté. Ce qui distingue toujours les productions de M. Delaroche, depuis les plus considérables jusqu’aux moins importantes, c’est l’empreinte de la conscience. Tout y est rigoureusement défini, tout atteste les recherches scrupuleuses et les longues réflexions. Que l’œuvre satisfasse complètement ou non ceux qui sont appelés à la juger, aucun d’eux à coup sûr ne reprochera à l’artiste de n’avoir pas fait tout ce qu’il était capable de faire. On pourra contester la justesse de ses intentions, mais personne, même parmi les plus sévères, ne sera tenté d’accuser sa négligence. Est-ce assez toutefois, et suffira-t-il de constater des habitudes soigneuses là où se traduisent en réalité l’amour profond de l’art, le besoin passionné du mieux ? M. Delaroche ne réussissait que difficilement à donner aux formes de sa pensée une précision satisfaisante. Nous ne voulons pas dire qu’il y eût chez lui lenteur d’intelligence ou stérilité préalable, et que comme certains maîtres contemporains, comme Léopold Robert par exemple, il prît pour point de départ une donnée infime d’où il s’élevait ensuite vers des régions plus hautes à force de tâtonnemens, de temps et de patience. Non, le fond de ses intentions se révélait déjà dans les travaux qu’esquissait son crayon, et à plus forte raison dans les tentatives de son pinceau. Ce n’est pas lui qui eût achevé le tableau des Moissonneurs avant d’y placer au premier plan cette figure du conducteur des buffles si nécessaire pourtant à l’harmonie linéaire du sujet. Encore moins se fût-il, comme le peintre des Pêcheurs de l’Adriatique, acheminé vers la composition de cette scène destinée à figurer l’hiver en Italie en passant par l’étrange essai d’un enterrement du carnaval. Ses instincts judicieux l’eussent préservé tout d’abord de pareilles erreurs ; mais, si arrêtées que fussent dès le début sa volonté et ses idées d’ensemble, il n’arrivait à se contenter sur les détails qu’après avoir épuisé la série des études préparatoires. De là les peines sans nombre que lui coûtait l’exécution de ses tableaux. Il est tel d’entre eux dont les figures, dessinées vingt fois isolément, ont été ensuite modelées en cire avant d’être transportées sur la toile, puis peintes en grisaille et enfin coloriées, jusqu’à ce que le grattoir vînt anéantir le résultat de tous, ces essais et laisser le champ libre à des essais nouveaux. Ce qu’il importe de noter, c’est que chacun de ceux-ci équivalait toujours à un progrès. M. Delaroche avait le rare talent de ne pas prendre pour une idée meilleure ce qui n’était au fond qu’une idée neuve, et de ne rien sacrifier qu’à bon droit. Aussi savait-il mieux que personne mettre à profit un avis utile et achever de s’éclairer lui-même au contact de l’opinion d’autrui. En revanche, nul ne résistait plus résolument aux avis imprudens. Sur ce point, comme en toutes choses, il s’interrogeait