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aspect de Calcutta est réellement splendide ; mais il ne faut pas s’aventurer de vingt-cinq pas en dehors des limites des quartiers élégans, si l’on ne veut tomber des palais dans des huttes aussi misérables que peuvent l’être celles des habitans de Tombouctou. Ici la civilisation, là la barbarie ! Voici le XIXe siècle sous les espèces d’un bel équipage et d’une jeune miss parée des dernières modes de Paris ; cet Indien à moitié nu monté sur un char primitif et criard appartient au siècle du roi Porus, des conquêtes de Bacchus, des équipées terrestres du dieu Brahma, que sais-je ?

Le contraste est surtout frappant le jeudi soir à la promenade des bords du Gange. Au milieu d’un joli jardin, la musique d’un régiment de l’armée royale en galant uniforme jette aux échos les harmonies de Rossini ou de Meyerbeer. Aux alentours est rassemblée une cohue de dandies à cheval, de briskas et de phaétons remplis de femmes élégantes qui savourent à la fois la brise du soir et les mélodies européennes. Appuyez un peu sur la gauche, à cinquante pas d’un chapeau de Mme Laure ou d’un cheval de pur sang, aux bords de la rivière, une foule cuivrée fait ses ablutions dans les eaux sacrées, et si vous regardez bien au milieu des flots, vous découvrirez sans doute quelque cadavre d’Hindou qui descend le fleuve du Gange après avoir descendu le fleuve de la vie, comme chante Robin des Bois. Cette juxtaposition des mœurs modernes et des habitudes primitives de l’Inde des brahmes se rencontre à chaque instant dans la ville des palais. À quelques pas des plus beaux hôtels sont des huttes misérables, des mares fétides, des foyers d’infection de toute sorte, d’où s’élèvent des miasmes impurs qui déciment les populations, car Calcutta, malgré son importance politique et commerciale, est restée en dehors des améliorations publiques introduites déjà depuis des années dans la plupart des villes des colonies anglaises ; Le gaz, que possèdent le Cap et Sydney, n’éclaire point encore la city of palaces, l’arrosement y est fait à bras d’hommes et de la manière la plus parcimonieuse ; quant aux soins de propreté, au nettoyage des rues et des ruisseaux de la cité, municipalité et habitans restent étrangers à ce service d’utilité publique, exclusivement confié au zèle et aux bons soins de la population animale de la ville, population aussi nombreuse que variée dont il faut dire quelques mots.

Tous les descendans du corbeau de l’arche semblent s’être réunis à Calcutta ; on les compte par centaines, par milliers, sur les arbres, les terrasses, où du matin au soir ils adressent au ciel le concert monotone et criard de leurs croassemens. Habitués à la tolérance, ces noirs oiseaux sont d’une impudence sans limite, et si dans le salon ils n’hésitent pas à satisfaire un impérieux besoin sur un