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Auprès des agens publics et accrédités qui ne peuvent intervenir ostensiblement et directement dans un certain genre d’opérations, il y a des légions de satellites clandestins battant la campagne. Le jeu est interdit, il est vrai, mais on invente des marchés nouveaux, des ventes fictives, des engagemens à terme ; et pour alimenter cette passion, il se trouve tout à propos des combinaisons ingénieuses qui excitent le joueur en lui offrant aux taux les plus usuraires le moyen d’attendre encore, d’aller de mois en mois, de prolonger souvent son agonie. Des sociétés se sont formées sous le prétexte fort plausible de développer le crédit, mais en réalité avec le principal objet de favoriser ce mouvement improductif, de vendre et d’acheter, c’est-à-dire de manœuvrer avec des capitaux concentrés pour vendre le plus cher possible et acheter au meilleur marché possible. Ces sociétés ont leurs adhérens, leurs cliens, et même leurs journaux. Depuis quelques années, des procès singuliers ont révélé de temps à autre comment on manipule la matière, comment on lance une affaire.

C’est ainsi qu’à côté du développement légitime de l’industrie sérieuse et du vrai crédit, il s’est formé tout un monde étrange et confus dont les conditions échappent à toute définition, qui a un langage et des mœurs à part, un monde où il y a les habiles et les pauvres dupes, où on voit des fortunes subites et insolentes et des ruines misérables. C’est la spéculation se superposant au travail et aux affaires véritables. Ce n’est pas qu’il y ait là un fait entièrement nouveau. Il y a quelques années, un publiciste anglais écrivait sur la bourse de Londres un livre qui a été traduit, les mêmes pratiques se sont vues il y a longtemps chez nos voisins ; mais en Angleterre l’esprit de spéculation est contenu par une certaine vigueur de sentiment moral, et en France, on ne peut le nier, le mal est allé en empirant. Comment y remédier ? Voilà la difficulté. Si on veut recourir à des moyens administratifs, économiques, en cherchant à saisir la spéculation pour la frapper d’impôts ou de droits nouveaux, on risque d’atteindre le vrai crédit lui-même, industrie sérieuse, dans la confusion singulière qui s’est faite. Le remède le plus efficace, — il n’y en a point d’autre peut-être, — serait évidemment dans la conscience publique retrempée et fortifiée. C’est la conscience qui met un frein à l’excès des spéculations, qui réduit à leur valeur les fortunes de hasard, et qui peut seule assainir un monde envahi par les mœurs industrielles ; mais cette conscience publique n’est-elle pas malade, elle aussi ? En examinant bien, on pourrait peut-être remarquer un fait curieux. Il y a certainement aujourd’hui un mouvement de réaction contre l’excès des spéculations ; seulement cette réaction, si l’on nous permet le terme, est une affaire de goût et d’esprit, elle ne passe pas dans la pratique et ne devient pas une règle de conduite. On va entendre de beaux discours contre la domination dès intérêts matériels, on y applaudit même, et en sortant on s’informe de ce qu’a fait la Bourse. On fait des comédies sur les hommes d’argent, et on va dîner avec les financiers, on porte des toasts en leur honneur ! On fait la leçon aux peuples et aux rois, sans compter les évêques, dans un journal politique, et en même temps on travaille à endoctriner les petits capitaux dans les journaux industriels. Cette contradiction est peut-être un des problèmes les plus curieux du moment actuel.

Démêler l’histoire contemporaine à travers tant d’élémens pressés et con-