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peut cependant méconnaître dans l’ensemble de leur conduite un amour désintéressé du mieux, un sentiment du devoir royal tel qu’on l’entendait alors, et un bon et volontaire accueil de cette portion d’idées utiles et bienfaisantes qui, au milieu d’une grande corruption, se faisaient pourtant jour de toutes parts au XVIIIe siècle. C’était d’ailleurs comme un penchant contracté et transmis dans leur famille depuis que le père de François, rétabli en Lorraine à la paix de Ryswick, mais dans une situation précaire et sans avoir seulement le droit de relever les remparts de sa capitale, s’était tourné tout entier au gouvernement paternel, aux progrès de l’instruction, des beaux-arts et de la richesse publique. On connaît le bel éloge qu’a fait Voltaire de ce prince, « l’un des moins grands souverains de l’Europe et celui qui a fait le plus de bien à son peuple, » qui trouva la Lorraine désolée et déserte, la repeupla et l’enrichit, qui releva la noblesse de la misère où la guerre l’avait réduite, et cherchait les talens « jusque dans les boutiques et les forêts pour les mettre au jour et les encourager, » et dont les excellentes qualités n’avaient pas peu servi à préparer à son fils le chemin du trône de l’empire.

Cet esprit, ce goût d’administration pacifique et d’activité intelligente, ils le portèrent en Toscane, où il produisit aussitôt des essais de réformes et d’améliorations dans tous les recoins de l’économie et de l’organisation publique. Et cependant ces cinquante années de travaux n’avaient produit aucun résultat complet. Les Médicis, pendant deux siècles de pouvoir absolu, avaient plongé la nation dans une si profonde torpeur, qu’elle opposait au bien qu’on voulait lui faire, non-seulement l’inertie, mais la résistance même. Ne serait-ce point parce que les réformes, même les plus justes, ne s’opèrent bien que quand la société les comprend, les approuve, en indique la mesure par son assentiment ou sa critique, en un mot quand elle y prend part, quand elle est consultée et constituée pour cette consultation ? Sans doute, dans des circonstances extraordinaires, surtout après de grands périls, on voit quelquefois une main absolue saisir tous les pouvoirs et réaliser de grandes créations ; mais cette main ne fait alors que dégager et exécuter des conceptions déjà débattues et éclaircies, elle ne fait que consolider les révolutions qu’elle termine, et c’est encore la pensée publique qui la conduit. Il n’en est plus ainsi lorsque, à la place de cette dictature temporaire, on voit à l’œuvre un pouvoir absolu de longue durée, qui, après avoir accoutumé la société au silence, à l’indifférence et à l’ignorance de ses propres intérêts et de sa propre situation, s’apprête à expérimenter quelque idée nouvelle sur cette masse inerte qui ne sent point son mal. La pensée de ce pouvoir n’est plus alors qu’une pensée individuelle ; il marche seul avec elle ; mille entraves invisibles l’arrêtent à chaque instant ; il dévie ou il outre-passe, il n’est ni appuyé ni suivi, et quelque jour,