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M. de Gobineau mérite un sérieux examen, malgré l’inexactitude de la donnée fondamentale du livre et ce qu’il y a de paradoxal dans bien des assertions de l’auteur.


I

« La chute des civilisations, dit M. de Gobineau, est le plus frappant et en même temps le plus obscur phénomène de l’histoire. » Ce phénomène a-t-il été expliqué ? L’auteur ne le croit pas. À l’en croire, tous les historiens, tous les philosophes se sont mépris dans la recherche des causes qui amènent ces grandes décadences. Le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs, l’irréligion, quelque répandus et universels qu’ils puissent être, ne sont que des espèces d’accidens sans influence sur la durée des empires ; le mérite relatif des gouvernemens n’en a pas davantage. À plus forte raison, la nature du sol et des localités, le plus ou le moins de bonté des institutions, ne peuvent rien pour la grandeur ou la faiblesse des nations. Il en est de même des religions, et le christianisme, pas plus que le mahométisme, ne crée ni ne transforme l’aptitude civilisatrice.

On voit combien de discussions soulèveraient à elles seules ces quelques propositions. Peu de lecteurs, je pense, les accepteront dans le sens absolu qui leur est donné. Sans doute on a vu des peuples résister aux convulsions provoquées par les passions religieuses, d’autres supporter un excès de luxe sans s’épuiser, ou durer en dépit d’institutions mauvaises ; mais ces maladies morales agissaient isolément, ou n’étaient que passagères, ou bien enfin n’atteignaient que quelques parties du corps social. Dès-lors pourquoi eussent-elles été nécessairement mortelles ? Tous les jours, un individu guérit du choléra, un autre du typhus, un troisième de la peste : est-ce à dire que ces fléaux, même isolés, soient sans effet sur l’organisme, et que ce dernier résisterait de même à leur action combinée ? Tous les jours surtout, un membre frappé de gangrène tombe, laissant plein de vie le corps d’où il s’est détaché ; mais si le mal eût été général, qui ne voit quelles en auraient été les suites ? Or, chez tous les peuples en décadence, dans toutes les sociétés en voie de décomposition, l’histoire nous montre non pas une seule, mais toutes ou presque toutes les causes de destruction que j’ai nommées se développant à la fois, agissant non sur quelques individus, mais sur les masses elles-mêmes. Dénier toute influence à de pareils agens de destruction me semble vraiment impossible.

Au reste, M. de Gobineau lui-même paraît avoir senti ce que ses propositions avaient de forcé et d’étrange. Au moment d’exposer sa propre théorie, il revient quelque peu sur ses pas et reconnaît qu’il