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minutes, avertit le chevalier que la pauvre Beata était suspendue dans l’abîme par un dernier souffle de vie. Il sanglotait bruyamment en pressant la main déjà froide de la gentildonna contre ses lèvres, et il allait appeler du secours, lorsque Beata ; entr’ouvrant péniblement ses beaux yeux, lui dit tout bas, comme si elle eût deviné sa pensée : « Pas encore, mon ami… j’ai une prière à vous adresser. Tenez, lui dit-elle en lui offrant une mèche de ses cheveux qu’elle avait cachée dans un Évangile qui était sous sa main, conservez cela en souvenir de moi. Lorenzo, ô vous que j’ai tant aimé, ne m’oubliez pas ! Quel que soit le nombre de jours qui vous sera départi par la Providence, que mon nom reste doux à vos lèvres ! Réjouissez-vous, comme dit le saint prophète, de la femme de votre jeunesse. »

Puis, tirant de son sein un christ en ivoire, qu’elle embrassa avec effusion, elle le présenta au chevalier en lui disant : « Imitez-moi, mon ami, et que nos âmes se confondent à travers Jésus-Christ ! »

Le chevalier s’empressa de satisfaire au désir de Beata, qui, ayant remis le crucifix sur sa poitrine, ajouta : « Maintenant je suis heureuse, nous nous reverrons… je vous attendrai, je serai la stella matlutina que vous invoquerez dans les grandes difficultés de votre vie, Lorenzo… » murmurait-elle de ses lèvres contractées par le frisson de la mort.

À ce spectacle, le chevalier se mit à crier : « Au secours ! au secours ! » Les domestiques, les médecins, un prêtre et te sénateur Zeno entrèrent précipitamment dans la chambre de la gentildonna agonisante. Le sénateur s’approcha du lit de sa fille, qui, faisant un effort suprême, s’écria : « Jésus, mon Dieu ! ayez pitié de moi… » Ce furent les dernières paroles qu’elle put articuler. Lorenzo, éperdu, se précipita sur la main glacée de Beata, et dit dans une sorte d’extase : — Ita ne’ Beata nell’ alto cielo, nel reame ove gl’ angeli hanno pace ! « Beata s’est envolée comme un ange dans le royaume des cieux[1] ! »

Beata était morte dans la nuit du 10 au 11 mai 1797. Quelques jours après, le 16 mai, une flottille amenait sur la place de Saint-Marc une division de l’armée française, et la république de Venise avait cessé d’exister.

Telle fut la jeunesse du chevalier Sarti, dont plus tard j’achèverai de raconter la vie.


PAUL SCUDO.

  1. Dante, Vita Nuova.