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fois béni, Lorenzo, pour tout le bien que vous m’avez fait ! Sans vous, je serais restée une créature bien misérable ! Vous avez éveillé les plus nobles instincts de ma nature, vous avez suscité dans mon cœur le besoin d’aimer, et le sentiment profond que vous m’avez inspiré a été la cause de tout le bonheur que j’ai pu goûter dans ce monde ; il me sera un titre, je l’espère, devant la miséricorde de Dieu. Je regrette pourtant la vie… — ajouta Beata, dont la respiration haletante indiquait l’épuisement, — oui, je regrette la vie que j’aurais partagée avec vous et la douce lumière du ciel qui aurait éclairé notre bonheur ! Cher Lorenzo, pourquoi Dieu ne s’est-il pas révélé plus tôt à mon âme insouciante ? Il m’aurait donné le courage de surmonter tous les obstacles qui nous séparent sur cette terre !… Mais que sa volonté soit faite. Nous nous reverrons dans un monde meilleur. N’est-ce pas, Lorenzo, que vous croyez avec moi à cette vie future qu’ont pressentie les poètes et les philosophes de tous les temps, me disiez-vous, et qui nous est promise par le maître divin qui a dit : « Il sera beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé ? » Ah ! je le sens mieux que je ne puis l’exprimer, ce monde que nous traversons si rapidement ne peut être qu’un passage, une station, que sais-je ? une épreuve qui nous est imposée par le créateur de tant de merveilles ! Toutes choses ici-bas nous parlent d’un juge rémunérateur du bien et du mal, tout nous atteste la destinée immortelle de notre âme. L’éclat du jour, les magnificences de la nature, nos désirs infinis et la rapidité des heures qui nous sont départies, l’idéal de justice et de beauté qui s’élève et subsiste en nous malgré les iniquités et les imperfections des hommes que nous avons sous les yeux, l’insatiable curiosité de notre esprit jointe à la faiblesse de nos organes, des aspirations vers le bonheur et la perfection dans un être fragile et périssable…, tout cela peut-il se concevoir sans une vie future ? Non, cher Lorenzo, Dieu n’a pu mettre dans mon cœur le sentiment profond que vous m’avez inspiré pour m’abandonner ensuite ! Vous l’avez dit, vous l’avez dit, cher compagnon de ma courte existence : l’amour est le souverain maître de la vie et de la mort ; il a élevé mon âme jusqu’à la poésie qui m’a fait connaître la grandeur de Dieu, comme le dit aussi Béatrice dans ces beaux vers que vous m’avez fait connaître :

Questo decreto, frate, sta sepulto,
Agl’ occhi di ciascun il cui ingegno,
Nella flamma d’amor none è adulto[1]. »

Une pâleur mortelle, suivie d’un affaissement qui dura quelques

  1. « Cette loi est incompréhensible pour celui qui n’a pas été éclairé par l’amour. » (Dante, Paradiso.)