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Zamaria avec un entrain et une ardeur de jeune homme ! Combien j’étais heureuse de vous sentir à mes côtés pendant ces promenades charmantes que nous faisions à Vicence, à Padoue et sur les bords de la Brenta ! Je n’ai point oublié la visite que nous fîmes à la villa Grimani et la scène qui s’ensuivit le soir, sous la charmille. En chantant avec mon amie Tognina le duo si frais et si élégant de Clari que le cher abbé Zamaria accompagnait sur la mandoline, je croyais exprimer, mes propres sentimens ; j’étais comme enivrée de l’écho de mon âme, et, en contemplant la lune qui s’égayait au-dessus de nos têtes et dont la lumière mystérieuse éclairait discrètement ce paysage enchanté, je compris ce qu’était la poésie de la vie. Je vous voyais, Lorenzo, sans vous regarder. L’inquiétude que vous éprouviez me révéla l’existence d’un sentiment analogue au mien, et lorsque la barque des ouvrières en soie remonta le canal de la Brenta et que leurs voix mélodieuses emplirent le silence de cette nuit sereine en chantant la jeunesse et la brièveté des jours qui nous sont accordés, mon cœur s’ouvrit tout entier à la douce espérance. Je ne savais trop ce que je voulais, ni vers quel avenir tendaient mes aspirations ; mais j’étais heureuse de vivre, et tout souriait à ma faible raison, qui n’apercevait rien au-delà de la sphère étoilée et des heures fugitives.

« J’emportai mon bonheur à Venise. Malgré les sages conseils de mon oncle, ce prêtre vénérable qui a tant souffert et qui avait pour vous une si grande affection, malgré les pressentimens et les scrupules de ma conscience, je m’abandonnai aux rêves décevans qui charmaient mon imagination. Je résolus de surveiller mon cœur, de vivre à côté de vous sans trahir ma faiblesse, et de laisser faire la destinée. Ma timidité naturelle, la réserve que m’imposait une situation unique, la tendresse de mon père, la sévérité de ses idées, les engagemens qu’il avait contractés pour mon avenir, et d’autres circonstances que j’ai oubliées n’empêchaient pas mes illusions de se maintenir, de s’enraciner, pour ainsi dire, dans la substance de mon être et de m’envelopper de nuages d’or qui me cachaient la réalité. Je vous admirais, Lorenzo ; votre intelligence si vive, l’ardeur de connaître qui s’était emparée de vous, la tournure romanesque de votre imagination, et, — je puis, tout vous dire maintenant, — l’élégance de votre personne, l’expression de vos traits me causaient une émotion de tendresse et d’orgueil. J’étais fière de vos succès dans le monde, je vous voyais grandir dans la vie avec une joie secrète, vos goûts devenaient les miens ; les livres que vous préfériez, je m’efforçais aussi de les comprendre, et le paradis était dans mon cœur. Mais comment vous expliquer, mon ami, ce que j’ai éprouvé le jour où Tognina nous conduisit à Murano ? Cette journée bénie du ciel décida de ma destinée. En entendant sortir de votre bouche tant