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années, je n’étais pas moins ignorante sur la nature des sentimens qui peuvent nous agiter. Je n’avais jamais rien senti de semblable à ce que votre présence me fit éprouver. J’étais à la fois charmée et confuse en vous voyant. Absent, je m’inquiétais de vous et je vous recherchais ; présent, vous me troubliez jusqu’à la confusion de moi-même. Je ne savais comment gouverner mon pauvre cœur. Élevée par des hommes, puisque je n’ai pas connu ma mère, hélas ! habituée dès l’enfance à contenir l’expression de mes pensées, je n’avais personne autour de moi à qui je pusse demander un conseil. Mon amie Tognina était d’un caractère trop opposé au mien pour m’encourager à lui ouvrir mon âme. Sa gaieté bruyante effarouchait ma timidité naturelle. Un jour que je me promenais avec elle dans une allée ombreuse du parc de Cadolce, elle me fit tressaillir par les questions indirectes qu’elle me faisait à votre sujet. Ce fut aussi pendant le soir de ce même jour qu’après avoir entendu chanter à Guadagni l’admirable morceau de Gluck :

Che farò senza Euridice ?
Dove andrò senza il mio bene ?

je vous vis pleurer à la porte du salon où nous étions tous réunis, et puis disparaître tout à coup. Vos larmes me touchèrent, je fus inquiète, je sortis du salon pour m’assurer de ce que vous étiez devenu, et en vous apercevant accoudé derrière le citronnier de la grande allée, je sentis dans tout mon être une commotion si profonde, qu’elle éveilla mon instinct. Je compris alors pour la première fois ce que j’étais pour vous, et quel genre, d’intérêt vous m’aviez inspiré : je devins triste, soucieuse de l’avenir, et mécontente de moi-même. J’eus honte de ma faiblesse, je cachai mon secret au fond de mon cœur avec l’inquiétude d’un coupable, et je pris la ferme résolution de vous éloigner de moi ou de réprimer vos illusions par la froideur de mon maintien. Ce que j’ai souffert, mon ami, dans cette lutte homicide contre le sentiment le plus pur de la nature, Dieu seul le sait. Ma position était affreuse. Fille unique d’un patricien austère qui a conservé toutes les idées des temps qui ne sont plus, fiancée à un homme de mon rang et qui était digne de mon affection, je me sentais captivée par un enfant pour ainsi dire que j’avais vu croître à mes côtés, et dont j’avais pris plaisir à développer la belle intelligence. Que penserait-on de moi ? Que dirait le monde si l’on venait à découvrir ma faiblesse pour un jeune homme confié à ma sollicitude ? L’idée qu’on pourrait mal apprécier le sentiment étrange que j’éprouvai pour vous me rendait surtout malheureuse ! Le moindre regard, la moindre parole un peu équivoque qu’on m’adressait à votre sujet me faisaient rougir. Je ne savais quelle contenance prendre pour ne pas trahir le secret