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corps ressentit pendant quelques heures la douce influence. Sans se faire aucune illusion sur son état, elle profita des instans de répit que lui accordait la nature pour accomplir un vœu de son cœur : elle pria son père de faire venir le chevalier Sarti. Le sénateur acquiesça au désir de sa fille sans hasarder la moindre observation. On n’eut pas besoin d’aller chercher bien loin le chevalier, car, depuis huit jours, il n’avait pas quitté le palais, où Teresa l’avait introduit et le tenait caché par pitié ; mais avant qu’il fût permis à Lorenzo d’entrer dans la chambre de la signora, Beata fit un effort pour se vêtir de la robe blanche et du fichu de crêpe noir qu’elle portait le jour de la promenade à Murano. Elle mit aussi une branche de chèvrefeuille à sa ceinture, et fit placer près de son lit une Bible et la Divine Comédie de Dante Alighieri. Lorsque tous ces préparatifs furent terminés et que Beata put lire sur tous les objets dont elle s’était entourée l’expression de son âmr, le sénateur Zeno, précédant le chevalier Sarti dans la chambre de sa fille, lui dit avec émotion : — Venez contempler votre ouvrage, monsieur le chevalier !

— Non, mon père, répondit Beata, c’est l’ouvrage de Dieu.

Le sénateur se retira en laissant la camériste Teresa avec Beata et le chevalier. La chambre était remplie de fleurs et éclairée comme s’il se fût agi d’une fête nuptiale. — Asseyez-vous là, près de moi, Lorenzo, dit Beata avec un sourire charmant.

Lorenzo, tombant à genoux, saisit la main de Beata, la couvrit de baisers et de larmes. — Pourquoi pleurez-vous, mon ami ? lui dit-elle avec douceur. J’ai un si grand plaisir à vous voir, et j’ai tant de choses à vous dire ! Asseyez-vous, Lorenzo, et écoutez-moi.

Lorenzo se releva avec peine, et s’assit tout près du lit de Beata. La camériste, qui se tenait debout derrière le chevet de sa maîtresse, allait se retirer dans le fond de la chambre, lorsque Beata lui dit : — Tu peux rester, car je n’ai plus de secrets pour toi, ma bonne Teresa.

— Savez-vous, mon ami, reprit Beata après avoir appuyé sa tête languissante sur sa main droite pendant que Teresa prenait soin d’écarter de son visage les longues mèches de ses cheveux dénoués, savez-vous qu’il y a bien longtemps que j’aspire au bonheur que je goûte en ce moment ! Dès le jour où la Providence vous a conduit à la villa Cadolce, dès ce jour bienheureux qui est le premier de mon existence morale, je me suis sentie attirée vers vous par une force invincible contre laquelle je n’ai cessé de lutter. Je vous vois encore apparaître dans le salon de mon père pendant cette belle nuit de Noël, je vous vois avec vos cheveux blonds et la grâce touchante du jeune âge, et je sens toujours au fond de mon cœur le doux frémissement que me firent éprouver les réponses naïves qui s’échappaient de vos lèvres innocentes. Quoique je fusse plus âgée que vous de quelques