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III

Cependant une amélioration sensible s’était produite dans la santé de Beata au commencement du mois de mai. La crise qu’elle avait traversée paraissait être un effort de la nature pour ressaisir la plénitude de ses facultés. Très faible encore, mais soutenue par l’espoir d’une convalescence prochaine, Beata se disposait à partir pour la terre ferme. Tout était prêt à la villa Cadolce pour la recevoir. Une après-midi, se sentant comme vivifiée par l’éclat d’un beau soleil de printemps, Beata manifesta le désir de faire une courte promenade pour essayer ses forces, disait-elle, et se préparer à entreprendre un plus long voyage. On fit préparer une gondole découverte qu’on remplit de ouate, et sur laquelle on jeta un large tapis de velours bleu, à franges d’or. Des coussins de satin rose lui formaient une espèce de lit de repos sur lequel elle put s’étendre sans trop de fatigue. Beata mit ce jour-là une robe blanche et un fichu de crêpe noir, vêtement simple qu’elle aimait à porter, parce qu’il plaisait à Lorenzo. Son père voulut l’accompagner, mais elle le pria de n’en rien faire et de la laisser aller seule avec Teresa la camériste. Beata emporta un grand bouquet de fleurs diverses ; elle en détacha une branche de chèvrefeuille qu’elle mit à son sein pardessus le fichu de crêpe noir. Étendue dans la barque, ayant en face d’elle la bonne Teresa, qui lui était si dévouée, ses beaux cheveux blonds déroulés sur les coussins de satin rose qui soutenaient son corps amaigri, la fille du sénateur offrait comme une image mélancolique de Venise expirante. Elle luttait contre la destruction dont elle sentait les atteintes en se disant tout bas avec la jeune captive du poète :

Je ne veux pas mourir encore…

Beata se fit conduire à Murano et s’arrêta longtemps en face de la charmille di San-Stefano, qui lui rappelait à la fois des souvenirs poignans et le plus beau jour de sa noble vie. Puis elle ordonna à l’un de ses gondoliers de lui chanter la jolie complainte qui avait excité l’hilarité de son amie Tognina, voulant compléter le tableau de son rêve de bonheur :

La luna è bianca…
Il sole è rosso…
Lo sposalizio si farà.
La luna dice al sole :
« Il lume tuo mi schiarerà…
« E Gesu Cristo ci benirà…

— Oui, oui, répondit Beata avec un sourire de tristesse, il nous bénira dans ce monde ou dans l’autre.