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l’importance, et l’illégalité. On se regardait avec terreur, et personne n’osait prendre la responsabilité de proposer le premier une mesure de salut.

— La gravité des circonstances, dit enfin le doge d’une voix oppressée, a fait juger cette réunion nécessaire pour que chacun de vous pût indiquer les moyens les plus convenables d’exposer au grand conseil la situation de la république ; mais avant de faire vos propositions, je vous prie d’entendre le chevalier Daniel Delfino.

Le chevalier Delfino, prenant alors la parole, raconta que, pendant son ambassade à Paris, il avait eu l’occasion de faire la connaissance d’un financier qui avait une grande influence sur le général en chef de l’armée française. Or, comme ce financier se trouvait maintenant en Italie, le chevalier Delfino proposait de l’aller trouver et de réclamer ses bons offices pour apaiser la colère de Bonaparte et en obtenir de meilleures conditions pour la république.

À cette incroyable puérilité d’un vieux diplomate qui, pour sauver son pays contre une armée envahissante, n’avait rien de mieux à proposer qu’une intrigue d’antichambre, le procurateur François Pesaro s’écria avec indignation : « Ce sont des armes qu’il nous faut, et non pas de vaines paroles ! Défendez-vous donc, si vous voulez au moins être dignes de la mort qu’on vous prépare. » Cette sortie vigoureuse d’un noble caractère ne fit qu’accroître la terreur de l’assemblée, dont François Capello exprima les sentimens secrets en disant que, personne ne connaissant encore le traité de Leoben, qui venait d’être signé entre la France et l’Autriche, il était prudent de ne pas s’écarter du système de temporisation qu’on avait suivi jusqu’alors.

Un murmure approbateur s’éleva dans l’assemblée à ce conseil pusillanime d’un patricien qui avait été aussi ambassadeur à la cour de France lorsqu’éclata la grande révolution de 1789, dont il avait apprécié admirablement l’esprit novateur, tant il est vrai que, dans la vie publique comme dans la vie privée, l’intelligence est une faible garantie de la sagesse des hommes ! Enfin le doge, déployant le rapport des commissaires qu’il avait à la main, se mit en devoir d’en lire le contenu d’une voix entrecoupée par des sanglots. Lorsqu’il fut arrivé à ce passage du rapport où le général Bonaparte dit aux commissaires de la république : « Je viens de conclure la paix avec l’empereur. Je pouvais aller à Vienne, j’y ai renoncé. J’ai quatre-vingt mille hommes… Je ne veux plus d’inquisition, plus de sénat… Je serai un Attila pour Venise[1]. » — Misérable ! s’écria tout à coup le vieux sénateur Zeno, qui ne put contenir plus longtemps l’indignation amassée dans son cœur, misérable bandit, digne représentant

  1. Voyez Daru, ibid.