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intérieur ; le voile était déchiré, et le souffle de l’amour avait élevé son cœur au-dessus des vanités de la société.

Un soir que Beata était seule avec son père dans le grand salon du palais Zeno, elle contemplait le noble vieillard assis devant une table, où il examinait des papiers d’état qu’on venait de lui apporter. Une lampe posée sur la table du sénateur éclairait à peine ce vaste salon carré, rempli de portraits de famille parmi lesquels se trouvait celui de la mère de Beata. La gentildonna, émue à l’aspect de cette tête blanche qui succombait sous le poids des soucis politiques, s’approcha de son père en silence et tomba à ses genoux, qu’elle mouilla de larmes. Le sénateur, presque aussi touché que sa fille, l’attira doucement sur son cœur, et lui baisant le front avec une effusion qui ne lui était pas habituelle :

— Oui, oui, ma fille, je vous comprends, lui dit-il d’une voix étouffée, je ne vous forcerai jamais à contracter une alliance qui ne répond pas à vos désirs.

Ce n’était pas là la réponse que Beata avait espéré tirer de la bouche de son père. Lorenzo était toujours en prison, et malgré ses démarches incessantes et les nombreux appuis qu’elle avait acquis à sa cause, elle n’avait pu réussir encore à l’arracher de sa captivité. Un mot de son père aurait peut-être aplani toutes les difficultés, et c’est ce mot qu’elle n’osait lui demander ouvertement, essayant de le faire jaillir, par ses caresses, de son cœur paternel. Le sénateur Zeno, eût-il deviné tout l’intérêt que prenait sa fille au chevalier Sarti, n’était pas homme à faiblir sur une question aussi grave. Les circonstances où se trouvait la république exigeaient toute la vigilance et toute la rigueur de l’autorité.

Les jours s’écoulaient, et les événemens extérieurs de la guerre devenaient de plus en plus menaçans pour Venise, sans que les démarches de Beata en faveur du chevalier Sarti eussent amené aucun résultat. Sa santé, déjà fort altérée, aurait eu besoin de repos et de cette sérénité d’esprit qu’elle avait perdue et qu’elle ne devait plus retrouver. Dans cet état d’alanguissement, que venait augmenter encore la tristesse profonde où elle voyait son père plongé, l’âme de cette noble fille se repliait sur elle-même, comme si elle eût cherché pour ainsi dire à condenser ses espérances, à donner une forme plus arrêtée aux vagues aspirations vers un idéal entrevu, à ces hymnes que chante la jeunesse à la beauté du jour, à ces douces chimères de la poésie dont elle s’était nourrie jusqu’alors. Beata allait donc souvent à l’église, et particulièrement à San-Geminiano, située au fond de la place Saint-Marc, et qui n’existe plus aujourd’hui. Elle y était attirée par le souvenir de la scène touchante qui s’y était passée une année auparavant, lorsque Lorenzo, caché derrière un