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que le moindre mot équivoque faisait tressaillir, et qui cachait son amour comme un avare cache son trésor ; marchant la tête haute et le front rayonnant d’innocence, la fille du sénateur Zeno ne s’était interdit aucune démarche pour intéresser les amis de son père au sort du chevalier Sarti. Elle avait gagné le geôlier à prix d’or et en lui promettant de lui faire obtenir un emploi supérieur à celui qu’il remplissait, s’il consentait à faire tenir à son prisonnier les objets dont il pourrait avoir besoin. Munie d’un ordre des inquisiteurs d’état que lui avait procuré, non sans de grandes difficultés, le chevalier Grimani, Beata allait tous les matins s’informer auprès de la femme du geôlier de la santé de Lorenzo, plus d’une fois même elle avait supplié Girolamo de lui permettre de monter avec lui dans la cellule qui renfermait toutes les joies de sa vie ; mais Girolamo répondait par un refus invariable à une demande qu’il n’eût pu satisfaire qu’au péril de sa tête. L’arrestation du chevalier Sarti avait été pour Beata une de ces catastrophes qui transforment et mûrissent promptement les caractères qui les subissent. Cette nature élégante et fière s’était laissé envahir par un sentiment vague, plein de charme et de rêverie innocente, où la pitié avait au moins autant de part que l’attrait mystérieux du sexe. Lorsque plus tard elle sentit s’élever du fond de son cœur ce trouble délicieux qui nous enivre et nous transporte au-dessus de nous-mêmes, elle en fut effrayée et s’efforça de le refouler dans sa source, ou tout au moins de le contenir dans de justes limites. Gouvernant sa vie avec la prudence et la dignité qui lui étaient propres, elle crut avoir atteint le but qu’elle désirait en conciliant son amour pour Lorenzo avec les exigences de sa position, son rêve de bonheur avec son devoir de fille et de patricienne. Elle s’endormit ainsi, pendant quelques années, comme un alcyon sur la cime des flots amers, bercée par leurs murmures décevans ; mais survint un orage qui souleva les eaux de l’abîme, et Beata se réveilla en sursaut, tout émue du danger qu’elle avait couru. Après avoir vu Lorenzo renvoyé du palais de son père, elle chercha pour son cœur, fortement éprouvé, des consolations dans l’art, dans la poésie, que Lorenzo lui avait fait comprendre, et dans les cérémonies de l’église, qui sont elles-mêmes un long poème en action, racontant les plus grands miracles de l’amour.

Beata resta pendant quelque temps encore dans une sorte d’indécision douloureuse, attendant je ne sais quel coup du sort qui vînt éclaircir sa destinée. L’arrestation du chevalier Sarti mit un terme à ces cruelles perplexités, et Beata sortit de ces épreuves du malheur avec une résolution inébranlable ; on aurait dit que ce n’était plus la même femme timide, réservée, tendre, compatissante, mais fière, et tenant à dérober au vulgaire le secret de son ravissement