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— Je l’ignore, répondit le familier de l’inquisition, et ma mission n’est point de m’enquérir de la cause qui m’amène ici tant d’illustres convives.

— Pensez-vous qu’on me retienne long-temps dans ce lieu de misère ?

Dio lo sà, répondit le geôlier en se retirant et en fermant la porte avec fracas.

Les prisons si connues dans l’histoire sous le nom de plombs de Venise étaient des espèces de mansardes placées sous le toit du palais ducal et recouvertes en feuilles de zinc ou de plomb. C’étaient des cellules où l’air et l’espace étaient assez rigoureusement mesurés. Le plus grand supplice qu’éprouvaient ceux qui s’y trouvaient renfermés, c’était, après l’incertitude du sort qui les attendait, une chaleur étouffante pendant l’été et un froid excessif en hiver. Casanova, dans ses Mémoires, plus véridiques qu’on ne pense, a laissé une description des plombs de Venise dont on ne peut contester l’exactitude. Dans ce palais mauresque, bâti en 1355, par le doge Marino Faliero, sur les débris de celui qui avait été construit à l’origine de la république en 807 par Angelo Partecipazio, se trouvaient réunis tous les pouvoirs, tous les rouages du gouvernement de Venise, depuis le représentant viager de la souveraineté sur son trône d’or, le grand-conseil, le sénat, l’inquisition, les tribunaux, jusqu’à l’exécuteur des ordres rigoureux pourchassant devant lui les anime dannate, et qui, après avoir traversé le pont des Soupirs, les faisait descendre de cercle en cercle dans ces puits ténébreux, bolgie infernali, où l’on entendait :

Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ ira[1].

Peu de jours après l’arrestation du chevalier, qui avait eu lieu à la fin du mois de février 1797, le geôlier, qui s’était montré d’abord si laconique, entra un matin dans la cellule de Lorenzo, qu’il trouva plus triste et plus abattu que la veille. — Eh bien ! signore, lui dit-il, car on voit à vos manières distinguées que vous appartenez sans doute à quelque illustrissime famille de Venise, que faites-vous donc là accroupi sur la fenêtre par un temps aussi froid ? Par san Marco benedetto, n’allez-vous pas contracter aussi cette vilaine maladie du désespoir qui ne sert à rien, et qui a laissé ici tant de victimes ? Tenez, ajouta-t-il avec un air de bonhomie, voici de quoi vous distraire un peu. Ce sont quelques vieux livres qui m’ont été légués par un de vos prédécesseurs qui n’a quitté ces combles où l’on voit briller au moins la lumière que pour descendre dans un lieu moins favorable à la lecture.

  1. Dante, Inferno, chant III.