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à vue par des sbires déguisés, et c’est à l’une de ces entrées que Zorzi reçut dans le côté droit un coup de stylet qui fit manquer l’entreprise. L’instinct de Beata ne l’avait pas trompée, c’était bien Lorenzo qui se trouvait à la table de jeu au moment où la fille du sénateur s’y était arrêtée au bras du chevalier Grimani. Ce masque, qui la poursuivait d’un regard impitoyable, c’était le chevalier Sarti, qui l’avait attendue à la sortie de son palais, et qui n’avait perdu ses traces que sur la place Saint-Marc. Il n’y a pas de déguisement qui puisse cacher aux yeux d’un amant la femme qu’il aime. La taille élégante de Beata, sa démarche noble et les molles langueurs de sa contenance auraient suffi au chevalier Sarti pour lui révéler la présence de la signora, quand même l’encombrement de la place Saint-Marc ne lui eût pas permis de l’approcher assez pour respirer le parfum de sa blonde chevelure. Après la scène muette de la salle de jeu, Lorenzo, ayant ramassé l’or qu’il venait de gagner, était sorti du casino pour aller changer de déguisement et prendre le costume de l’un des rois mages. Il fut arrêté à la porte du Salvadego et conduit sous les plombs du palais ducal.

Le chevalier y passa une nuit horrible. Aucune explication ne lui fut donnée sur les imputations dont il était l’objet. Le sénateur Zeno avait-il voulu se débarrasser d’un jeune téméraire qui avait osé lever les yeux sur sa fille, ou bien le chevalier Grimani aurait-il eu quelques soupçons du complot qui se tramait contre sa fiancée ? Pourquoi Beata avait-elle opposé une si vive résistance au masque qui l’avait abordée sur la place Saint-Marc en lui parlant un langage dont elle ne pouvait méconnaître l’origine ? Est-ce que l’odieux mariage qui allait s’accomplir et auquel on voulait la soustraire ne lui répugnait pas autant que se l’était imaginé le pauvre Lorenzo, qui avait cru trouver dans une fille de Venise une de ces créatures chimériques nées d’un souffle de la fantaisie ? Qu’était-ce donc que la vie de ce monde, si rien ne résistait au contact du malheur, et si un caractère aussi noble que celui de Beata pouvait succomber lâchement aux préjugés d’une société avilie ? — Ah ! les femmes ! se disait Lorenzo, ce sont des monstres de volupté et de sentiment, d’égoïsme sordide et d’abnégation héroïque, moitié anges et moitié démons, où la vérité et le mensonge, la force et les plus honteuses faiblesses se combinent et s’entremêlent d’une si étrange manière, qu’on ne sait si on doit les bénir ou les mépriser, les haïr ou les adorer !

Le lendemain de la nuit qui suivit son arrestation, Lorenzo essaya d’obtenir du geôlier qui vint lui apporter un déjeuner plus que frugal quelques éclaircissemens sur sa situation. On ne lui répondit que par des monosyllables insignifians, en lui recommandant là patience et la soumission aux ordres de la seigneurie.

— Mais de quoi m’accuse-t-on ? répliqua Lorenzo avec vivacité.