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par le passé bien des toiles académiques, bien des contrefaçons du style inauguré quarante ans auparavant par David, le tableau de Dante et Virgile semblait ouvrir une ère nouvelle et introduire dans l’école française l’esprit d’indépendance et d’aventure. Choix du sujet, violence d’exécution et d’effet, tout attestait ici l’ardeur de la révolte, tout avait le caractère d’un défi, et d’un défi victorieux, jeté aux continuateurs de la vieille méthode. Cet acte éclatant d’audace encouragea les secrets désirs de M. Delaroche. Il ne songea pas à engager la lutte avec M. Delacroix sur son propre terrain, mais il comprit que le temps était venu pour tous de s’affranchir impunément du joug classique, que le succès même ne pouvait s’obtenir qu’à ce prix, et qu’il fallait, sous peine de se voir reléguer parmi les disciples d’un art suranné, poursuivre ouvertement, chacun dans sa voie, l’idéal nouveau dont un côté venait d’être révélé. Ajoutons que les conseils affectueux du plus puissant des novateurs d’alors achevèrent de persuader cette intelligence, à demi convaincue déjà. Géricault, avant même de connaître personnellement le peintre de Josabeth, s’était intéressé à son œuvre, et une occasion fortuite ayant mis en rapport le maître et le jeune artiste, il en résulta bientôt entre eux une amitié dont M. Delaroche devait garder pieusement le souvenir, et dont il parlait encore aux derniers jours de sa vie avec toute l’émotion de la reconnaissance.

Peu après l’ouverture de l’exposition, M. Delaroche, suivant la coutume des débutans, rôdait un matin dans la salle, où l’on avait placé son tableau, guettant sur le visage des visiteurs un témoignage d’impression favorable et tâchant de surprendre au passage quelque parole d’encouragement. Près de lui, deux hommes causaient en juges experts du mérite ou des défauts qu’offraient les toiles exposées. L’un des deux était Géricault, que son Radeau de la Méduse avait, depuis trois ans, placé haut dans l’estime publique, et qui, aux yeux des jeunes peintres, représentait avec plus d’autorité que personne les tendances et la foi de l’école moderne. On devine les anxiétés de M. Delaroche quand son tour vint d’être jugé, et le bonheur qu’il ressentit en entendant quelques éloges à son adresse, quelques mots d’approbation sur son ouvrage : éloges d’autant plus sincères qu’ils ne parvenaient en apparence qu’à des oreilles désintéressées. Il n’osa pas se trahir, mais le lendemain il cherchait un introducteur auprès de Géricault ; il réussissait à se faire présenter au maître qui l’avait, sans s’en douter, directement encouragé, et de qui il attendait de nouveaux avis. Géricault avait dans le caractère autant de bienveillance et de douceur qu’il déployait d’âpre énergie dans ses travaux : il se montra touché de la démarche du jeune homme. Au lieu de trancher avec lui du professeur, il voulut n’être