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de la Didon de Virgile, son rôle incomparable du Phèdre. Dans ce travail tout personnel et tout intime, son admiration n’est jamais ni bruyante, ni prolixe : elle se ramasse, se condense pour ainsi dire dans une courte note ou dans une épithète expressive. Ainsi il écrira à la hâte : « Entretien divin d’Andromaque et d’Hector. » Divin, ce mot seul dit tout. Ou bien, à propos de l’Ajax d’Euripide : « Ceci est fort beau. — Cela est fort pathétique. » Ailleurs c’est un jugement général comme celui-ci, qui eût pu servir de texte à tout un développement : « L’Iliade est pour les actions publiques, l’Odyssée pour les affaires domestiques. » Plus bas, une légère épigramme dont il s’égaie tout seul dans son cabinet : « Jupiter fit l’amour à Protogénée, femme de Locrus, de peur que Locrus ne mourût sans enfans. Cette charité de Jupiter est fort plaisante. » Ou bien encore un parallèle délicat entre l’amour d’Andromaque et d’Hector et celui d’Hélène et de Paris : « Hélène est obligée de prêcher son devoir à Paris, tandis qu’Andromaque fait tout ce qu’elle peut pour retenir Hector. Pourquoi ? Andromaque était possédée par Hector à la différence d’Hélène, dont Paris dépend. » Puis viennent des traductions de certains vers remarquables, des comparaisons, des discussions grammaticales.

Ces notes rapides nous expliquent comment Racine lisait et comprenait les anciens ; elles nous révèlent en même temps à quelle source il est allé puiser. Les Grecs furent ses premiers maîtres. Il trouvait chez eux les qualités les plus conformes à son génie tendre et subtil, la flexibilité, la richesse, les grâces fines et délicates, et par-dessus tout un parfum d’atticisme mêlé à l’heureuse simplicité du monde naissant. Virgile aussi l’enchantait ; mais Virgile n’est-il pas lui-même un élève des Grecs à Rome ? Ainsi Racine est un enfant d’Athènes au milieu des splendeurs monarchiques de Versailles : on le rangerait volontiers parmi cette belle et poétique jeunesse des Dialogues de Platon, à la voix douce, au front rêveur et charmant, entre Phèdre et Agathon, et près d’Alcibiade dans ses jours de vertu. À l’étude des Grecs vint se joindre celle de l’Écriture. Homère et la Bible furent les deux livres chéris de son enfance et de son âge mûr : l’un l’initia à la poésie ; l’autre le nourrit, le fortifia, le consola durant ces douze années d’exil passées loin du théâtre, et lui inspira ses deux derniers chefs-d’œuvre, Esther et Athalie.

La seconde partie du premier volume est intitulée Études de Racine sur ses propres ouvrages. Ici encore le titre promet plus que le livre ne donne. On pourrait croire qu’il s’agit d’examens comme ceux que Corneille a composés sur ses propres pièces : il n’en est rien. Cette partie, du reste fort remplie et fort attachante, contient l’histoire des deux premières et des deux dernières tragédies de Racine, de son éducation poétique et de ses progrès, avec un recueil de notes, de variantes et de documens précieux pour la critique. Entouré d’un formidable arsenal de manuscrits et d’éditions de toutes les époques et de tous les formats, M. de La Rochefoucauld attaque vigoureusement les commentateurs, les éditeurs, les libraires, les acteurs, et toute cette bande d’officieux maladroits qui depuis bientôt deux siècles ont pris à tâche d’interpréter, de corriger, c’est-à-dire de défigurer Racine. Il restitue d’abord au poète un de peut-être aussi problématique que celui dont Béranger se moquait si gaiement en disant de lui-même :

Je suis vilain et très vilain.