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Le succès de cette comédie, sans être éclatant, mérite cependant qu’on en tienne compte. Si la fable n’est pas nouée aussi habilement que dans le Demi-Monde, elle a réussi, et l’auditoire, sans témoigner sa joie par de bruyans applaudissemens, a paru satisfait. Nous sommes donc amené à penser que, pour le public, la Question d’Argent a toute la valeur d’une véritable invention. Qu’il nous soit permis de ne pas nous associer à cette opinion. Il y a deux manières d’écrire un livre ou une pièce de théâtre. La première consiste à raconter, à mettre en dialogue ce que le public sait déjà depuis longtemps. Les écrivains qui suivent cette méthode : profitent des idées qui circulent autour d’eux, sans le vouloir, sans le savoir, comme de l’air qu’ils respirent. Leurs ouvrages réussissent d’autant plus facilement qu’ils ne peuvent rencontrer aucune résistance, puisqu’ils sont l’écho de la pensée générale et ne suscitent aucune pensée nouvelle. Personne ne s’avise de contester un sentiment que tout le monde partage. Les auditeurs applaudissent d’autant plus volontiers ou approuvent avec d’autant plus d’indulgence qu’ils retrouvent sur la scène les traits d’esprit qui leur sont familiers. La seconde manière, qui ne compte pas d’aussi nombreux partisans ; exige une plus grande dépense d’intelligence et de volonté. Les écrivains qui la professent, au lieu de profiter des idées en circulation, se proposent d’enseigner à la foule des idées nouvelles ; ils essaient d’incarner dans une fable vivante la vérité qu’ils ont découverte par une étude laborieuse. Leur ouvrage rencontre souvent une résistance tumultueuse. La foule, en écoutant les pensées qu’ils prêtent à leurs personnages, se trouve dépaysée, et n’accepte pas le premier jour la vérité, qui plus tard deviendra populaire quand elle aura subi le contrôle du temps. Les vingt premières représentations sont pleines d’orages, les protestations se multiplient, souvent même les sifflets répondent aux applaudissemens ; mais, la lutte épuisée, l’auteur a pris rang parmi les athlètes de l’intelligence, il a marqué sa place dans l’histoire, et son nom laisse, une trace profonde dans la mémoire humaine. Entre ces deux manières, M. Dumas a choisi la première : il rend au public ce que le public lui a donné, et le public, émerveillé de tout l’esprit qu’il avait sans le savoir, accepte la restitution comme un vrai cadeau. Il ne faut pourtant pas que l’auteur s’abuse sur la durée d’un tel succès. Les idées prises dans la foule et renvoyées à la foule sous la forme de roman ou de comédie sont bientôt oubliées, parce qu’elles étaient connues d’avance, ou plutôt, pour parler plus exactement, l’œuvre s’efface, et les idées dont l’œuvre est faite s’éparpillent et redeviennent ce qu’elles étaient la veille, la monnaie courante de la conversation. La Question d’Argent, qui révèle chez l’auteur une excellente mémoire, n’est pas une création poétique dans le vrai sens, du mot, et quand le modèle qui a posé devant lui n’occupera plus la curiosité publique, la caricature ingénieuse du financier aura le même sort que le financier même. Les fortunes qui poussent comme les champignons étonnent les badauds, et tout le monde en parle ; la ruine est l’affaire d’un coup de râteau, et personne ne se souvient de Jean Giraud.

Si M. Dumas veut marquer sa place dans la littérature contemporaine et conquérir une solide renommée, il abandonnera la méthode qu’il a suivie jusqu’ici et ne mettra plus en œuvre les idées qui appartiennent à tout le monde. Aura-t-il le courage de suivre ce conseil ? Je le souhaite sincèrement,