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par des spéculations de bourse, donne à sa future une corbeille de vingt-cinq mille francs, un écrin de cent mille francs ; qu’il lui reconnaisse dans le contrat un apport imaginaire d’un million, rien de mieux, rien de plus naturel ; mais à l’étonnement de sa future il ne devrait pas répondre par un aveu imprudent. Lui dire que ce million qu’elle ne voit pas, qu’elle n’a jamais tenu, qu’elle ne tiendra jamais dans ses mains, doit lui servir de garantie contre les héritiers de son mari, si elle devenait veuve, c’est déjà bien hardi, car Mlle de Roncourt, élevée dans les principes d’une austère morale, doit refuser une telle garantie, qui repose sur un mensonge ; mais que Giraud, pressé de questions, s’oublie au point d’avouer que ce million, en cas de ruine, lui offrira le moyen de refaire sa fortune, voilà ce que j’ai peine à comprendre, ce que les compères de Giraud ne comprendront jamais. Il y a des vérités honteuses qu’on doit garder pour soi, et quand Mlle de Roncourt, effrayée de cette confidence, se lève, déchire le contrat et répond froidement : « Pour qui me prenez-vous ? » le financier malavisé n’a pas le droit de se plaindre. Amasser six millions par des procédés plus ou moins légitimes peut passer pour une preuve d’intelligence ; attribuer d’un trait de plume à la femme qu’on épouse, et qui n’a pas un sou de dot, un de ces bienheureux millions dont l’origine échappe à toute investigation, c’est peut-être une finesse ; mais pour que cette finesse garde sa valeur, il ne faut pas s’en vanter, et Giraud s’en vante.

René, qui d’abord nous intéresse par la générosité de ses pensées, déconcerte un peu notre admiration par la mobilité de ses sentimens. Il aime Mathilde, il aime Mlle de Roncourt, pendant un moment il paraît aimer la comtesse Savelli, si bien qu’il n’aime personne. C’est Mathilde qui lui enseigne la nécessité du travail, et il épouse Mlle de Roncourt à la requête de Mathilde. Que les choses se passent ainsi dans le demi-monde, je ne dis pas non ; qu’elles se passent ainsi dans le monde sérieux, je me permettrai d’en douter. La comtesse Savelli, qui devrait tourner le dos à Jean Giraud quand’ il lui offre pour rien un hôtel aux Champs-Elysées qu’il a payé cinq cent mille francs, se contente de lui répondre que c’est trop cher, ou quelque chose d’équivalent. Dans la rue de Bréda, cette réponse sera peut-être applaudie comme très spirituelle ; rue de Varennes, je crois que les femmes seront d’un autre avis. Mais pourquoi nous étonner, puisque Jean Giraud demande si la vertu de Mlle de Roncourt est encore au pair ? En présence d’une telle question, toutes les hardiesses pâlissent ; la réponse de la comtesse Savelli est presque timide, si nous la comparons à la curiosité de Giraud.

Je n’ai pas à démontrer la faiblesse de cette fable dramatique. Giraud rapporte à Durieux cent cinquante mille francs, à la comtesse Savelli cinq cent mille francs, et chacun d’admirer sa probité, car le bruit de sa fuite s’était répandu ; mais ce bruit même n’était qu’un coup de bourse imaginé par le financier. Tandis qu’on le croyait parti pour Le Havre, c’est-à-dire pour les États-Unis, il attendait à Paris l’effet de cette nouvelle ; il profitait de la baisse opérée par sa déconfiture imaginaire et réalisait un beau bénéfice sur son infamie supposée. On n’est pas plus ingénieux. Durieux et la comtesse Savelli, gens de vertu romaine, refusent avec indignation un profit de 50 pour 100 : ils ne veulent accepter que 5. C’est un bel exemple, qui trouvera sans doute de nombreux imitateurs.