Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/948

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’Europe, dont le patrimoine s’élève à dix millions, j’avouerai qu’elle me semble un peu dépaysée dans son opulence, et que son langage, très bien placé dans la rue de Bréda, étonne chez une femme dont la vie se partage entre Gênes et Palerme, entre Naples et Florence. Si la richesse héréditaire n’agrandit pas l’intelligence, elle interdit du moins certaines réponses qui ne conviennent qu’aux femmes enrichies par une aventure bien menée.

L’action imaginée par l’auteur n’est pas aussi vraie que les caractères attribués aux personnages qu’il a mis en scène. Au premier aspect, je ne l’ignore pas, cette distinction paraîtra singulière, et pourtant je la crois facile à justifier. À quoi se réduit en effet la fable dramatique dont nous avons à parler ? M. Durieux, qui par son étourderie a entamé sa fortune à la Bourse, confie à Giraud cent cinquante mille francs. Une fois engagé dans la spéculation, qui pour lui demeure lettre close, il n’a plus un seul instant de repos, et serait ruiné sans rémission, si Giraud ne trouvait son compte à ne pas sortir de la probité, car pour Giraud la probité même est une spéculation. Les angoisses de Durieux pourraient nous égayer, s’il n’essayait déjouer au fin avec l’homme habile qui tient dans ses mains le sort de sa dupe. Ses efforts impuissans pour deviner les projets du financier qu’il appelait tout à l’heure son ami, et qui n’est plus maintenant que son adversaire, nous inspirent plus de pitié que d’hilarité. Pour être vraiment comique, Durieux devrait se montrer plus crédule ; dès qu’il trahit sa défiance, dès qu’il veut faire la partie de Giraud, dont il n’a pas mesuré les forces, il sort de la comédie, et ne peut plus amuser que les compères de Giraud, je veux dire ceux qui agissent d’après les mêmes principes et se proposent la richesse à tout prix. Et ce n’est pas chez moi une opinion purement théorique : toutes les fois que l’argent est en cause au théâtre, on est sûr de trouver à l’orchestre des juges parfaitement étrangers aux questions littéraires, mais en mesure de contrôler toutes les témérités d’un banquier ou d’un agent de change, toutes les imprudences d’un bourgeois qui se fait actionnaire. Cette fois-ci encore mon espérance n’a pas été déçue : j’ai entendu discuter derrière et devant moi d’une manière très pertinente la conduite de Durieux et de Giraud. Des hommes dont j’ignore le nom, mais devant qui je dois m’incliner, qui connaissent bien mieux que moi la question des primes et des reports, qui n’ont pas cru à l’éternelle prospérité des chemins de fer autrichiens, et ne s’engageraient pas légèrement dans le réseau russe, trouvaient Jean Giraud un peu trop déboutonné à, l’endroit des garanties. Un homme vraiment habile ne livre pas ainsi son secret : il peut penser ce qu’il dit, il ne doit pas dire ce qu’il pense. La défiance de Durieux n’est que trop justifiée par les aveux étourdis de Giraud, Ce n’est pas mon avis personnel que j’exprime ici, c’est l’avis des hommes du métier, qui en savent plus long que moi sur cette matière délicate. À la Bourse comme ailleurs, pour faire de bonnes affaires, il faut se montrer discret ; une parole de trop équivaut à l’offre exagérée d’une valeur : la dépréciation devient inévitable. Voilà ce qu’on disait autour de moi, et ces argumens m’ont paru assez clairs pour mériter d’être exposés. En pareils cas, l’étude des plus grands modèles ne vaut pas la conversation des financiers patentés ou non patentés.

La scène du contrat entre Mlle de Roncourt et Giraud, d’abord très bien conduite, soulève une objection du même genre. Que le fils du jardinier, enrichi