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de la comédie pour tomber dans la farce. M. Dumas, qui jusqu’à présent a toujours ménagé ses forces, qui ne produit qu’à son heure, et comprend le rôle du temps dans les créations littéraires, s’est laissé tenter, en dessinant la figure de Jean Giraud, par le désir d’égayer les ignorans ! il n’a pas eut le courage de renoncer à la caricature, et de s’en tenir à l’approbation des esprits délicats. Il a jeté sur le dialogue quelques poignées de gros sel qui pétillent et amusent la foule. Il y avait, dans le personnage, dégagé de toute enluminure, de quoi égayer toute la soirée. L’admiration naïve de Durieux, qui l’écoute comme un homme supérieur, qui le croit doué de seconde vue, son profond respect pour le fils du jardinier qui est venu à Paris en sabots et qui maintenant remue l’or à la pelle, sont des traits heureux, et plairaient encore plus sûrement, si Jean Giraud, dont les spectateurs se moquent volontiers, ne s’avisait de se moquer de lui-même. Que le personnage mis en scène par M. Dumas soit ou ne soit pas tracé d’après un modèle réel, que nous pouvons rencontrer chaque jour, c’est une question sans intérêt pour la littérature dramatique. Si le modèle manque d’unité, s’il n’est pas logique dans ses ridicules, s’il touche au bon sens par les railleries qu’il s’adresse, à la probité par la franchise de ses aveux, s’il pousse la bonhomie jusqu’à la témérité, il appartient au poète d’effacer ou d’amoindrir ces contradictions, afin de mettre en relief ce que j’appellerai les ridicules harmonieux, les ridicules qui se donnent la main, et se groupent pour composer un caractère vraiment comique. Rire de soi-même n’est pas le moyen d’exciter le rire. Si Jean Giraud était plus sérieusement sot, il serait dix fois plus gai.

Le personnage de M. de Roncourt est peut-être un peu trop idéalisé. La conviction qui l’anime est excellente, mais II pratique la probité avec une confiance qui va jusqu’à l’imprudence. Qu’il s’engage à payer toutes les dettes de son frère, dont il pourrait décliner la responsabilité, je le conçois, s’il est seul ; je m’en étonne dès qu’il ruine sa fille pour sauver le nom de son frère. Personne ne songerait à le blâmer s’il partageait son avoir entre les créanciers, qui n’ont aucun droit contre lui, et sa fille, que la pauvreté va livrer sans défense à tous les dangers. La vertu poussée à ce point dépasse les limites de la vraisemblance, et pour la faire aimer il ne convient pas de la présenter sous un aspect aussi rigide. Entre le dévouement au nom de famille et la tendresse paternelle, le cœur peut hésiter sans être accusé de faiblesse. Qu’il fasse une part égale à ces deux sentimens également honorables, et l’estime publique ne lui manquera pas. Le plus sûr moyen de propager les idées morales, c’est de les rendre acceptables, et la conduite de M. de Roncourt, excellente en elle-même, a de quoi décourager les plus hardis. Est-il bien sûr d’ailleurs qu’il n’obéisse qu’au sentiment de la justice et de la probité ? est-il bien sûr que l’orgueil soit étranger à sa conduite ? On me permettra d’en douter. Ce qui s’appelle pauvreté pour un homme bien élevé, à qui toutes les carrières sont ouvertes s’il a du courage, armé contre les chances mauvaises de l’avenir par les études de sa jeunesse, s’appelle misère et dénûment pour une femme qui le mariage peut seul assurer le bonheur et la paix morale. Je crois donc que la plupart de spectateurs, en écoutant M. de Roncourt, ont ressenti presque autant d’étonnement que d’admiration. Les caractères conçus tout d’une pièce ne séduisent guère que les intelligences enfantines.