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accumulés dans le ravin de Carabelnaya et dans la petite vallée où s’étend le cimetière de Sébastopol, tant de fois pris et repris. Des colonnes de marbre brisées, des urnes funéraires mises en pièces, les croix de bois mutilées, les monumens tumulaires renversés, tout marquait la dévastation. C’est le canon seul qui a fait ces ravages ; malgré l’intensité du froid, les soldats ont respecté les croix de chêne qui surmontaient les tombes.

Rien n’est émouvant comme de parcourir les alentours d’une ville emportée après un siège long et meurtrier. Près de Sébastopol on voyait çà et là d’immenses trous en entonnoir qu’avait faits le jeu des mines, des contre-mines et des camouflets ; partout des fosses d’embuscade. C’est là que les francs-tireurs se mettaient à l’affût ; c’est de là que de la pointe du jour jusqu’à la nuit ils guettaient les soldats, les officiers de tranchée, les artilleurs, qui apparaissaient sur les fortifications, ou qu’on apercevait par les embrasures des canons : aussi les Russes fermaient-ils ces embrasures par des portières faites avec les cordages de la flotte, artistement tressés et à l’épreuve de la balle. Parfois les francs-tireurs, séparés de leurs ennemis par une cinquantaine de mètres seulement, liaient conversation avec eux. Les Russes, chaussés d’excellentes demi-bottes dont ils savaient nos soldats très friands, leur montraient le bout du pied et leur criaient en bon français : « Venez les prendre. » Les nôtres, on le pense bien, n’étaient en retard ni de répliques, ni de bons mots. D’autres fois même on hissait, d’un côté ou de l’autre, au-dessus de l’épaulement des embuscades, une bouteille ou une casquette, et le premier qui atteignait le but était chaudement applaudi par tous les francs-tireurs. Entre Russes et Français il n’y avait point de haine : si l’on ne s’était tué, on se serait embrassé.

En entrant dans Sébastopol par le bastion du Mât, je rendis un hommage tacite à l’habileté du général Todtleben. Je visitai les fortifications de Malakof, véritable labyrinthe d’s italiques dessinés en relief par des terres rapportées au-dessus des souterrains blindés. Les soulèvemens artificiels, chaque jour plus hauts, dépassèrent la tour même. Dans les derniers jours qui précédèrent l’assaut, les assiégeans lançaient sur le bastion 6,000 bombes en 24 heures. Les Russes ne pouvaient sortir : pour enterrer un mort, ils perdaient deux vivans ; aussi laissaient-ils les cadavres sans sépulture. Cependant leurs blindages, soutenus par d’énormes mâts retirés de la flotte et recouverts de plusieurs mètres de terre, n’ont pu être effondrés par cette pluie énorme de projectiles. Le bastion planait comme une île aérienne en face du Mamelon-Vert. Nos soldats, le 8 septembre, y sont entrés par un élan irrésistible. Rien n’a pu les arrêter, ni la profondeur du fossé d’enceinte, ni la hauteur des parapets