Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/885

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aspect majestueux. Elle était, pour ainsi dire, galonnée par les mâts des vaisseaux submergés, qui élevaient leurs pointes comme pour marquer la place d’une grande destruction. En s’enfonçant dans la rade, on rencontre la petite baie du Carénage ; à quatre kilomètres plus loin est l’embouchure de la Tchernaïa, qui coule sur un terrain marécageux, parmi les roseaux, et dont les eaux sont en partie détournées pour alimenter les docks de Sébastopol. La belle route de Simphéropol traverse la Tchernaïa sur un pont de bois, serpente sur les monts derrière lesquels campait le corps d’armée du général Bosquet, et aboutit à Sébastopol. Elle passe sur l’emplacement où s’étaient établis les Anglais quand les Russes leur livrèrent la bataille d’Inkerman. Après ce combat, on la coupa de distance en distance par d’énormes tranchées, afin de rendre plus difficile toute surprise nouvelle. D’autre part, les Russes détruisirent le pont pour protéger leur retraite. Au pied de la montagne du haut de laquelle des bataillons russes furent précipités par les baïonnettes que commandait le général Bosquet, on voyait un véritable ossuaire. Les cadavres avaient été dévorés par les vautours, et tous ces squelettes humains attendaient la sépulture. Ils avaient appartenu à des hommes dont la taille n’était pas très élevée, mais dont la charpente osseuse était remarquablement forte. La grosseur du fémur ou du tibia fait aisément distinguer un Russe d’un Français ou d’un Anglais.

La vallée de la Tchernaïa remonte à l’est vers la forêt de Baïdar ; elle est large de quatre cents mètres en moyenne. L’air qu’on y respire est malsain, cependant il n’a pas été possible de s’en écarter pendant toute la durée de la guerre. Du haut des montagnes qui bordent la vallée, les camps ennemis s’observaient mutuellement. Après la prise de Sébastopol, quelques soldats des postes avancés établirent entre eux des conférences au moyen de mouchoirs blancs qu’ils hissaient au bout des baïonnettes. Aux entretiens succédèrent les échanges. Les Russes avaient de l’eau-de-vie, les Français du pain et du tabac : ils eurent bientôt fraternisé, et cette façon amicale de faire la guerre prit une telle extension, que le général Camou, commandant le 2° corps, dut refroidir par des punitions la chaleur de ces effusions.

En cheminant dans la vallée, on aperçoit à gauche les rampes de Mackensie, véritables murailles droites et inaccessibles. Au centre, une dépression semblerait permettre l’assaut, si elle n’était protégée en arrière par trois soulèvemens de terrain superposés. Les Russes avaient hérissé de canons ces escarpemens ; c’est de là que tonnaient les batteries surnommées par nos soldats Bilboquet et Gringalet, et qui se sont tristement signalées après la bataille de Traktir en tirant sur les médecins et les infirmiers occupés à panser et à relever les