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instant sur la terre pour y goûter encore le plaisir qui leur avait coûté si cher !

La fille du sénateur, donnant le bras au chevalier Grimani, s’était arrêtée devant l’une de ces tables de jeu. Tout émue encore de l’épisode de la place Saint-Marc dont elle craignait les suites, elle regardait avec distraction les joueurs qui se disputaient l’or amoncelé sur le tapis, lorsqu’elle remarqua un masque qui semblait l’observer avec une attention particulière. Elle détourna la tête pour échapper à l’obsession dont elle se voyait l’objet, mais le masque inflexible suivait tous ses mouvemens sans lui laisser de répit. Beata fit alors un effort pour quitter la salle où, elle se sentait mal à l’aise, quand le masque dont elle cherchait à éviter le regard scrutateur, ayant été favorisé par la fortune, étendit une main blanche et délicate sur le tapis vert pour ramasser l’or qu’il venait de gagner. À la vue de cette main, Beata se troubla si fort que le chevalier Grimani s’en aperçut et lui demanda avec sollicitude : — Qu’avez-vous, signora ? — Allons-nous-en, répondit-elle d’une voix étouffée, ces joueurs me font mal. — Ce n’étaient pas les passions des joueurs qui avaient ému la jeune fille, mais la présence de Lorenzo, dont elle avait cru reconnaître la main.

Beata entraîna le chevalier dans la salle de danse, contiguë à celle qu’on venait de quitter. C’était la plus grande et la plus magnifique du casino. Un orchestre nombreux était placé dans une galerie élevée, où il planait au-dessus de la foule qu’il enivrait de ses rhythmes agaçans. Les suonatori étaient masqués et déguisés comme tout le monde, et le costume dont chacun était revêtu formait un contraste plus ou moins comique avec l’instrument qu’il jouait. Celui qui donnait du cor représentait un ours, les violons des singes, les contrebasses des arlequins, le hautbois était un berger des Abruzzes, la flûte un polichinelle, la clarinette le docteur Pandolfo de la comédie italienne, le basson un loup, et le trompette un soldat de l’armée vénitienne. De beaux lustres chargés de bougies, qui étaient contenues dans des globes de couleurs joyeuses, jetaient une lumière adoucie que de nombreuses glaces de Murano réfléchissaient à perte de vue. Le coup d’œil était d’un effet magique, et un étranger qui serait entré dans cette salle splendide sans posséder aucune notion du pays qu’il aurait visité pour la première fois aurait eu de la peine à distinguer s’il assistait à une scène de la vie réelle, ou si son esprit était le jouet d’une fascination étrange. L’homme éprouve un si grand besoin d’échapper à sa condition ordinaire, quelque élevée qu’elle puisse être, de franchir les limites du monde connu où il s’agite sous le regard de tous, que le masque et le déguisement sous lesquels il peut se dérober un instant à son esclavage sont pour lui une transformation de son être, une métamorphose