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efforts, du sein de la pauvreté et de l’ignorance au comble de la fortune et de la civilisation, allait s’éteindre et disparaître de la scène du monde sans se douter presque qu’elle assistât au dernier banquet de sa vie nationale. Et voyez quelles combinaisons du sorti un état indépendant consacré par les siècles, par les traités et le droit public de l’Europe chrétienne, une puissance catholique qui avait été le boulevard de l’église contre l’islamisme et la barbarie des Turcs, une république italienne qui fut une des merveilles de la civilisation et l’alliée de la France dès le XIIe siècle, va être anéantie et vendue à l’encan par un général républicain qui parle la langue de Dante et de Machiavel, par le représentant d’une grande et généreuse nation qui avait proclamé la fraternité des peuples et le respect des nationalités ! Et lorsque l’Europe indignée se soulève contre le formidable génie qui avait voulu l’enchaîner, lorsqu’elle le relègue par-delà les mers comme un perturbateur du repos public, les rois de la sainte-alliance, en manquant à leurs promesses de liberté, infirment aussitôt la portée de l’acte accompli. Ils relèvent et restaurent tous les anciens pouvoirs qui avaient disparu dans la tourmente révolutionnaire ; mais cette glorieuse république de Venise, qui fut le premier holocauste de l’ambition fatale de Bonaparte, reste entre les mains de l’Autriche. Et on s’étonne ensuite de l’instabilité des sociétés modernes et des secousses incessantes qui viennent ébranler les gouvernemens les mieux affermis ! La révolution de 89 a posé des principes qui ont pénétré dans les entrailles de la terre, et qui la soulèveront sous les pas des audacieux qui essaieraient d’en étouffer la virtualité. Ce ne sont ni des soldats aux gardes ni des vœux à la madone qui peuvent conjurer ces principes, et empêcher la conscience moderne d’organiser le monde à son image. Pendant que les destinées de la république étaient l’objet des douloureuses préoccupations d’un petit nombre d’esprits clair-voyans, pendant que le palais ducal était rempli de soucis, d’ombres gémissantes et de pâles terreurs, et que le bélier de l’ennemi battait les murs de la ville sacrée, jusqu’alors invulnérable, le peuple s’enivrait du bruit de ses grelots et de ses douces chansons. S’il connaissait les événemens extérieurs par la rumeur des gazettes et les propos mystérieux qui échappaient aux partisans de la révolution, il avait une trop grande confiance dans la sagesse de ses maîtres pour s’inquiéter sérieusement du sort de son pays. D’ailleurs le carnaval était à Venise une fête véritablement nationale, et plus les circonstances politiques étaient menaçantes pour le gouvernement de l’aristocratie, plus celle-ci mit de soin à cacher ses inquiétudes aux yeux de la foule étourdie. Aussi voyait-on les lagunes, il canalazzo, la place Saint-Marc, les casinos et jusqu’aux