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voit passer sous ses yeux tout un règne ressuscité. Il faut donc bien reconnaître que Saint-Simon a préparé pour la postérité les élémens d’un arrêt définitif. Cet arrêt, quel sera-t-il, et en quels traits se résume la physionomie générale de cette époque dans l’œuvre dont nous venons d’apprécier l’auteur ?


V

Je suis frappé d’une analogie singulière entre le caractère personnel de Saint-Simon et celui de son temps. Cette époque fut, comme cet homme, douée d’admirables qualités natives rendues stériles par l’influence fatale des maximes dominantes. Parcourez la longue galerie de Saint-Simon, et vous n’aurez pas assez d’anathèmes pour les institutions qui par un effet certain, quoique à peine soupçonné, préparent la ruine de cette société sur laquelle la nature avait versé comme à pleines mains les dons les plus délicats et les plus nobles. Mettez en regard de tant de belles facultés, de tant de dispositions heureuses, la dépendance universelle dans l’église et dans l’état, la déplorable condition de toute l’aristocratie française systématiquement confinée dans un palais sans air et sans horizon, l’extinction de tout esprit public et la cessation presque absolue du mouvement de la pensée, qui ne se réveille que par les plus tristes stimulans de la corruption ; contemplez ces hommes si spirituels et si braves même aux plus mauvais jours, ces femmes pieuses encore et toujours charmantes, et en comparant les fils avec les pères, demandez-vous ce qu’ils auraient pu faire et ce qu’ils ont fait : vous verrez ensuite si, par la main des révolutions, Dieu n’a pas exercé de lentes, mais nécessaires justices !

Il est une autre observation déjà présentée au début de ce travail, et qui retrouve ici une application importante. J’ai rappelé que le règne de Louis XIV, dans sa double fortune et sous son double aspect, se trouve en quelque sorte coupé en deux parties par la génération antérieure à ce prince et qui disparaît tout entière de 1685 à 1690, et par celle qu’il éleva à l’ombre de son pouvoir et sous l’empire de ses maximes. La lecture de Saint-Simon corrobore à chaque page cette distinction qui suffit à elle seule pour résoudre bien des problèmes. Les hommes qui disparaissent sont en effet de tout point infiniment supérieurs à ceux qui survivent, qu’on les contemple dans l’église, dans la politique, dans les lettres ou dans la guerre, ou qu’on se borne à les étudier au point de vue des qualités privées. Au moment où tombe le rideau, il ne reste plus sur la scène que des personnages anonymes qui semblent la dernière expression