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Sa vie devint, à partir de ce jour, celle de toute la jeune aristocratie, c’est-à-dire un mélange des devoirs militaires et des devoirs du courtisan, relevé par les émotions du champ de bataille et par des plaisirs ruineux. En avril, on partait pour son régiment après avoir fait, pour monter ses équipages, des dépenses extraordinaires auxquelles les plus grandes familles ne suffisaient qu’en puisant dans les coffres du roi, réputés inépuisables comme ses bontés ; en octobre, on revenait en poste à Versailles reprendre la série monotone des mêmes assiduités, en attendant qu’un regard de Louis XIV ou une parole de Mme de Maintenon vous tirât de la foule pour vous faire compter. Aux débuts du règne, la campagne se composait ordinairement ou d’un grand siège conduit par le roi en personne, ou d’une bataille dont la fortune du jeune monarque garantissait d’avance l’issue ; mais à l’époque où Saint-Simon entra dans l’armée, la face des choses était déjà près de changer. Le maréchal de Luxembourg, sous les ordres duquel il servait, n’obtenait plus que des succès chèrement achetés contre une coalition assez solidement cimentée par la communauté des haines pour puiser des forces jusque dans ses défaites. L’on touchait aux temps où les estafettes expédiées des armées, qu’elles arrivassent des bords du Pô ou des bords du Rhin, n’apportaient plus qu’annonces de défaites et de périodiques humiliations, jours sinistres où les hôtes de Versailles, frappés dans leurs plus chères affections, étaient partagés entre l’appréhension d’irriter le monarque en dérogeant à la ponctuelle exactitude dont ne dispensait aucune souffrance et celle de le blesser en paraissant devant lui avec un front chargé de tristesse et des yeux pleins de larmes.

Capitaine et bientôt après propriétaire d’un régiment de son nom, Saint-Simon s’était fait remarquer au siège de Namur, il avait fait à Nerwinde trois charges brillantes dont il reçut mille complimens au retour ; mais il n’ignorait pas qu’à ce point-là s’arrêterait sa fortune militaire. Aussi complètement esseulé qu’il l’était alors, presque inconnu du roi et de ses ministres, n’ayant aucun accès possible chez Mme de Maintenon, il n’avait rien à la cour pour occuper la dévorante activité de son esprit, qu’il trompait du moins à l’armée en écrivant les notes sur lesquelles a été composée la première partie de ses Mémoires. Il ne lui restait, pour élever l’édifice de sa fortune, que ce duché-pairie qui, en l’assimilant par le rang aux plus hauts personnages, le laissait dans une humiliante infériorité, puisqu’il n’avait pour s’appuyer ni établissement lucratif ni alliance considérable. Le contraste entre l’éclat de son titre et l’obscurité de sa position personnelle décida de la destinée et du caractère de Saint-Simon. Il consacra toutes les forces en même temps que toute la