comprendre l’œuvre que par l’écrivain, et que si toutes les opinions concordent pour admirer l’un des monumens les plus originaux des lettres françaises, les meilleurs esprits ont été et demeurent divisés d’opinion sur la personne de Saint-Simon. À quoi bon recommander la lecture de l’écrivain le plus lu de nos jours, et de quel commentaire a-t-on besoin pour parcourir cette immense galerie où des flots de lumière et de couleurs versent la vie, la force et la grâce sur tout un monde soudainement évoqué ? Ce que j’estime être un devoir plus sérieux pour la critique, devoir qu’elle ne me paraît pas avoir encore pleinement accompli, c’est d’expliquer les singularités de cet esprit à la fois puissant et chimérique en le replaçant dans le milieu véritable au sein duquel il s’est développé, et dans lequel ses instincts sont demeurés en contradiction permanente avec ses idées. Me dégageant donc d’une admiration littéraire que personne ne professe à coup sûr plus franchement que moi, je voudrais faire voir ce que le système de Louis XIV vieillissant et l’air de Versailles aux premières années du XVIIIe siècle ont fait de cet homme, dont la vie fut stérile, et qui, né cent ans plus tôt ou cent ans plus tard, aurait eu une importance personnelle au moins égale à celle qu’il a rencontrée dans les lettres sans la vouloir et sans la soupçonner.
Le jeune Louis de Saint-Simon était entré dans la vie avec un titre et une dignité dont l’éclat faisait ressortir davantage son isolement sur le terrain de la cour, où l’avait implanté la récente fortune de son père. Claude de Saint-Simon, issu d’une maison sans illustration, mais dont l’ancienneté ne fut contestée que durant l’ardeur des luttes imprudemment engagées par son fils[1], avait été l’un de ces favoris élevés par la fugitive amitié d’un prince qui, de toutes les prérogatives de la couronne, n’avait guère retenu que le droit de toucher les écrouelles et d’improviser de grands seigneurs. Page de la petite écurie, il avait imaginé un procédé pour faciliter à
- ↑ En 1716, au plus fort de la querelle engagée entre les magistrats du parlement et les ducs et pairs pour les questions du salut et du bonnet, une brochure anonyme, universellement attribuée au président Potier de Novion, avait rappelé l’origine récente et parfois honteuse de plusieurs familles ducales. On y lisait le passage suivant : « Le duc de Saint-Simon est d’une noblesse et d’une fortune si récentes, que tout le monde en est instruit. Un de ses cousins était presque de nos jours écuyer de Mme de Schomberg. La ressemblance des armes de La Vacquerie, que cette famille écartèle avec celles de Vermandois, lui a fait dire qu’elle vient d’une princesse de cette maison. Enfin la vanité de ce petit duc est si folle, que, dans sa généalogie, il fait venir de la maison de Bossu un juge de Mayence nommé Le Bossu, qui a épousé l’héritière de la branche aînée de sa maison. »