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talons rouges que ses pantoufles et sa robe de chambre : c’est, s’il est permis de le dire, un instrument de la vie domestique plutôt que de la vie publique de l’écrivain. Si ce style est merveilleux et cette œuvre incomparable, c’est qu’ils révèlent, avec une vérité qui ne s’était peut-être jamais produite, l’âme humaine au plus haut paroxysme de toutes ses passions. C’est une sorte de divine comédie dans laquelle le courtisan, non pas proscrit, mais méconnu, étale, avec une joie d’autant plus ardente qu’elle est tardive, les vices ou les faiblesses de tous ceux qui l’ont distancé dans la faveur royale ou dans la faveur publique. C’est une ronde immense où, à côté de quelques figures charmantes, tournoie la troupe innombrable des fâcheux et des ennemis personnels, colorés par un pinceau que n’aurait désavoué ni Rembrandt ni Rubens.

Impitoyable comme Dante, Saint-Simon est en même temps comique comme Molière dans le merveilleux drame dont il est demeuré toujours le centre véritable par l’inépuisable abondance de sa passion. Alceste n’a pas pour flétrir les misères de son temps des accens d’une éloquence plus forte et plus naturelle, et lorsqu’on touche à la marotte de la pairie, Harpagon ne trouve pas pour maudire les voleurs de sa cassette des cris plus farouches et plus brutalement pittoresques. Saint-Simon est donc le personnage principal de son œuvre, et c’est l’originalité du peintre qui a fait celle du tableau. Il est le point où viennent se concentrer l’attention et l’intérêt entre tant d’hommes inconnus qui, dans cet obituaire d’un demi-siècle, se succèdent pour disparaître. Rien de plus curieux que d’observer cette nature sincère jusque dans ses plus grands excès, et de contempler la lutte désespérée qu’elle engage contre les institutions et les idées de son siècle avec les seules armes que celles-ci puissent lui fournir. Jamais en effet on n’a plus haï son temps, et jamais on n’en a plus été. Chez Saint-Simon, la grandeur native de l’âme était comme emprisonnée dans un cercle d’airain que les maximes et les respects universels lui interdisaient de franchir : aussi ce perpétuel désaccord se révèle-t-il par des soubresauts et par des mouvemens qui remuent tout son être jusqu’à ses dernières profondeurs.

Deux hommes ont pris simultanément le soin d’enregistrer leurs impressions sur les événemens journaliers dans lesquels ils furent acteurs ou témoins aux levers solennels de Louis XIV et à la cour licencieuse du régent. Deux volumineuses collections livrées aujourd’hui à une publicité complète sont venues lever pour nous les derniers voiles qui enveloppèrent si longtemps le sanctuaire de la royauté et les mystères de cette vie de cour que la nation n’entrevoyait que des grilles du château de Versailles. Ce que raconte le