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ouverte depuis par Machiavel et par Guichardin, ont fait prédominer de nos jours, contrairement au précepte et à la définition du rhéteur latin[1], l’histoire qui juge sur l’histoire qui expose.

Cependant, si différentes que soient ces œuvres, il est une préoccupation qu’on retrouve, à un degré à peu près égal, chez les esprits puissans qui les ont crées : tous se sont placés pour écrire en présence du public ou de la postérité ; ils ont travaillé dans la pensée préconçue de faire partager leurs croyances, leurs préférences ou leurs haines ; aucun n’a écrit pour sa satisfaction personnelle, en se désintéressant du succès. Cela n’est guère moins vrai pour l’humble frère qui, dans l’obscurité d’un cloître, inscrivait sur un cartulaire les annales de son temps que pour l’historien des guerres médiques, jetant ses narrations à l’admiration d’un peuple entier dans l’ardente poussière d’Olympie.

S’il en est ainsi pour les histoires générales, à combien plus forte raison pour les autobiographies préparées à loisir afin de s’arranger sa place devant la postérité ! Les mémoires ne sont-ils pas d’ordinaire des lettres de change tirées sur celle-ci, au risque d’être protestées, et ne faut-il pas les considérer comme le genre dans lequel il entre le plus de calcul et le moins de sincérité ? Voici pourtant que parmi ces monumens, qui sont à la fois l’honneur et la surcharge de nos bibliothèques, se sont produits pour la première fois il y a trente ans, dans leur intégralité, des mémoires qui, en ressemblant par la matière à ceux qui les ont précédés comme à tous ceux qui doivent les suivre, en diffèrent autant par l’inspiration originale de l’auteur que par la parfaite liberté d’esprit qu’il a conquise en se préoccupant moins de réussir auprès du public que de se satisfaire pleinement lui-même. En recueillant dans sa retraite les souvenirs de sa longue vie, le duc de Saint-Simon a plus recherché un âpre plaisir qu’une importance littéraire à laquelle il ne se soupçonnait aucun droit, ou qu’une importance politique incompatible avec le secret profond dans lequel était ensevelie son œuvre. L’auteur y exprime à chaque page les doutes certainement les mieux fondés sur une publicité même très lointaine, car il n’a fallu rien moins qu’une immense révolution sociale pour décider l’impression complète d’un livre auquel manquent jusqu’aux plus simples ménagemens commandés par la prudence. C’est en ne s’inquiétant point de la fortune de ses Mémoires que l’écrivain l’a faite ; un succès sans exemple a été le résultat de cette entreprise sans précédent.

Si Saint-Simon avait suivi les routes battues et pris les précautions ordinaires en rassemblant les souvenirs d’une carrière qui commence

  1. « Scribitur ad narrandum, non ad probandam… Historia est rei gestae expositio. » Instit. Orator., lib. III, c. 4.