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Ce mot, qui mettait Mme Rose à des hauteurs où le désir ne pouvait atteindre, toucha M. de Francalin. Il prit la main de sa compagne et la porta à ses lèvres avec un mouvement où la tendresse se mêlait au respect.

— Peut-être alors aurais-je dû m’éloigner, ou vous prier de ne plus me voir, ajouta Mme Rose ; je n’en ai pas eu le courage : là est mon tort, il rend l’épreuve plus difficile.

— Mais enfin ne puis-je rester près de vous ? dit Georges. Je vous verrai aussi peu souvent que vous le voudrez.

— Non, reprit Mme Rose avec une force persuasive. Si je vous ai bien jugé, je puis vous avouer sans rougir que je ne suis pas d’un caractère à braver un danger de tous les jours, isolée surtout comme je le suis. Les conditions de ma vie ne sauraient changer : elles sont telles que je ne dois plus vous voir. Le hasard nous a fait nous rencontrer aux abords d’un village ; une même jeunesse, un même isolement nous rapprochaient ; j’ai rempli votre vie plus peut-être qu’il n’aurait fallu. Séparons-nous, afin qu’un jour, si Dieu le permet, nous puissions nous retrouver sans trouble. Le voulez-vous, et m’aimez-vous assez pour me faire ce sacrifice ?

— Croyez-vous donc que je vous oublie, étant loin de vous ?

— Je ne sais si je le désire, mais je l’espère. Il y aurait déloyauté à moi d’accepter toute une vie en échange des quelques heures que je puis vous donner, quand demain peut-être la dernière de ces heures aura sonné. Partez donc, allez à Beauvais, voyez cette jeune fille qu’on vous destine ; peut-être lui trouverez-vous des qualités que vous ne lui supposez pas, et un moment de sagesse vous décidera à en faire la compagne de votre vie.

— C’est vous qui me le conseillez ?

— Je fais plus, je vous le demande. Je ne veux pas qu’un jour vous me demandiez compte de votre jeunesse perdue. Vous savez si je vous ai tendu la main le jour où pour la première fois vous m’êtes apparu pâle et défaillant. Si j’étais libre, je vous dirais : « Gardez-la, c’est la main d’une honnête femme ; » mais je ne m’appartiens plus, partez.

— L’accent de cette voix tout à la fois ferme et tremblante pénétra le cœur de M. de Francalin. Il leva sur Mme Rose des yeux remplis de larmes : — Que votre volonté soit faite ! dit-il.

Une heure après, Georges suivait lentement le bord de la rivière, comme un homme qui ne sait où il va. Sur le chemin de halage, il rencontra Canada qui portait une paire d’avirons. « Je les ai pris dans un canot qui s’en allait à la dérive et que j’ai amarré, dit le pêcheur en s’arrêtant. Je crois bien avoir vu ce canot hier du côté de Conflans ; il était attaché par un méchant bout de corde à un