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MARTHE DE MONTBRUN.

droit de l’hameçon. De retour à B…, il dévorait le produit de sa pèche avec cet appétit féroce que les marins et les chasseurs connaissent seuls, et ne manquait pas de trouver à ses saumons et à ses rougets une saveur toute particulière. Puis il fumait deux ou trois cigares et s’endormait avec la tranquillité d’une bonne conscience et l’espoir d’une brise favorable pour le lendemain.

Le temps que Juan consacrait à ces divertissemens aquatiques, Manuel le passait en grande partie au château de Cernan, où George Servet l’avait présenté dès les premiers jours de son arrivée en Bretagne. Il n’avait pas tardé à gagner les bonnes grâces du vieil abbé qui remplissait les fonctions d’aumônier chez la baronne. Sous prétexte d’entomologie et de botanique, il était admis dans la bibliothèque, où se trouvait presque toujours Mle de Montbrun, et s’associait aux longues promenades, moitié charitables, moitié scientifiques, que le savant ecclésiastique et son élève faisaient dans les environs du château. N’osant pas retourner deux fois dans la même journée chez Mme de Cernan, et préférant, bien entendu, les conversations intimes du matin aux visites officielles du soir, il employait le reste de ses heures en courses solitaires qui se prolongeaient parfois bien avant dans la nuit, ou en causeries avec maître Servet, qui avait à ses yeux le charme immense d’être l’homme d’affaires et le conseiller intime de la tante de Mlle de Montbrun.

En apparence, la vie de Manuel était aussi monotone, aussi paisible que celle de Juan, en réalité c’était une perpétuelle alternative de joie folle et de désespoir, un orage sans fin. Il y avait certains jours où, quand il traversait à cheval les bois de sapins, les landes et les étroits sentiers qui séparaient le château de la petite ville, il se fût aisément persuadé que les arbres n’étendaient leurs rame*aux au-dessus de sa tête que pour l’abriter, que les oiseaux chantaient pour saluer son passage, que les genêts en fleurs répandaient pour lui seul leurs suaves parfums. Ces jours-là, la Bretagne lui semblait un coin privilégié de la création, un véritable paradis terrestre. Ses côtes granitiques éternellement battues par la mer, ses collines revêtues de bruyères roses, ses plaines de blé auxquelles le vent communique les ondulations de la vague, sa ceinture de roches grises que d’innombrables goélands couronnent d’une frange vivante, ses landes sans bornes où l’œil se perd comme la pensée dans la contemplation de l’infini, composaient, selon lui, le spectacle le plus grandiose, le plus émouvant, le plus profondément poétique qu’il eût jamais admiré. Maître Servet pouvait aussi ces jours-là, sans crainte d’être interrompu, dresser le bilan de toutes les fortunes du département, remonter jusqu’aux racines les plus problématiques des arbres généalogiques de tous les hobereaux de la province et faire l’historique de tous les procès fameux plaides depuis trente ans