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pour toutes les libertés, à son horreur pour toutes les entraves, pour tous les privilèges, on reconnaissait le nouveau converti et l’esclave qui vient de briser ses chaînes. Manuel, tel que nous le dépeignons, se fût trouvé en France d’une vingtaine d’années en retard sur ses contemporains. Nous sommes en fait de politique si désillusionnés sur les messies modernes et sur leurs nouveaux dogmes, si blasés par des changemens à vue sans cesse répétés, en fait de religion si accoutumés k voirie siècle et l’église suivre paisiblement deux lignes diamétralement opposées, qu’aux yeux de notre sénile expérience les croyances ardentes et les haines juvéniles de nos voisins sont bien près de ressembler à un anachronisme ou à une naïveté ; mais Manuel était Espagnol, ce qui suffirait à l’excuser. Il avait d’ailleurs assez d’esprit pour se faire pardonner, même par un Français, de croire encore à quelque chose.

Les ombres ne manquaient pourtant pas au portrait que nous venons d’esquisser. Il y avait plus d’audace d’imagination que de force réelle dans ce que Manuel appelait l’indomptable énergie de son caractère, assez d’égoïsme dans le peu décompte qu’il tenait des obstacles que pouvait lui opposer la volonté d’ autrui, un mélange très notable de puérile vanité dans les hautes aspirations de son orgueil, enfin un germe d’ambition personnelle en bonne voie de développement sous la générosité de ses doctrines et le noble désintéressement de ses paroles. Manuel, il est vrai, n’avait pas assez vécu pour que les côtés faibles de sa nature eussent pu encore se produire au grand jour, et il aurait repoussé de très bonne foi, comme des accusations mensongères, ce que nous donnons ici pour des vérités constatées.

Les deux proscrits étaient venus en Bretagne sans trop savoir pourquoi. Ils s’arrêtèrent à B... parce que la situation très pittoresque de cette petite ville leur plut, et y restèrent, l’un parce que la pêche lui parut un divertissement fort agréable, l’autre parce qu’il devint amoureux de M"*’ de Montbrun.

Nous n’entreprendrons pas de décider lequel des deux fut le plus sage ou le plus heureux dans son inclination. Ce serait recommencer une fois de plus l’éternelle et inutile querelle entre les caractères calmes et les caractères passionnés, entre la végétation et la vie. Le fait est que Juan et Manuel jouissaient depuis deux mois de presque toute la somme de félicité qu’ils étaient capables de connaître, bien que leurs deux existences dilïerassent profondément. Juan passait toutes ses journées en mer, très joyeux quand le vent était bon et que les poissons daignaient mordre à sa ligne, prenant philosophiquement son parti quand un grain le mouillait jusqu’aux os, ou que les habitons de l’Océan se montraient d’une déliance obstinée à l’eu-