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MARTHE DE MONTBRUN.

II.

Juan et Manuel étaient depuis deux mois en Bretagne. Tous les deux étaient Espagnols, tous les deux venaient d’être proscrits à la suite d’une de ces révolutions, si fréquentes dans la Péninsule, qui, à défaut d’un plus sérieux résultat, ont du moins l’avantage de faire étudier forcément les mœurs des nations voisines à ceux qui se mêlent de travailler dans un sens ou dans un autre au bonheur de leur pays. Unis par des principes politiques communs, ces deux jeunes gens n’avaient du reste aucun rapport ni dans les goûts, ni dans le caractère.

Juan de Villa était un Castillan pur sang, grave, silencieux et indolent, pprendre les nouvelles politiques à la Puerta del Sol, absorber deux ou trois tasses de chocolat, dormir la sieste et fumer quelques cigares au Prado, en admirant les grâces coquettes des beautés madrilègnes, constituait une somme de bien-être et de distraction suffisante pour remplir ses journées depuis le 1" janvier jusqu’au 31 décembre, sans qu’il ressentît jamais la plus légère attaque d’ennui. Les idées modernes avaient cependant trouvé moyen de s’infdtrer sous la monotonie habituelle de cette existence. Juan avait mordu au fruit défendu ; il ne disait plus <( Dieu et mon roi ! » mais (( mon pays et la liberté ! » et se jetait volontiers dans les insurrections bizarres dont l’Espagne possède la spécialité à peu près exclusive. De plus, il était riche, généreux, dévoué à ses amis ; il avait enfin assez de cœur pour qu’on ne songecàt pas trop à s’inquiéter de son esprit. Nous ajouterons, pour nos lectrices, que Juan avait vingt-huit ans, de fort beaux yeux noirs et une tournure trèâ distinguée.

Don Manuel Belmar était un homme d’une tout autre trempe. Il était beau, non pas de cette beauté purement matérielle qui séduit les douairières et fait rêver les femmes de chambre, mais beau parla mobilité expressive de ses traits, l’énergie passionnée de son regard et la fierté audacieuse qui rayonnait sur son front vaste et brun. Il unissait l’imagination enthousiaste et la vivacité d’impression de l’Andaloux aux tendances méditatives et à l’insatiable ambition intellectuelle des races septentrionales. Depuis deux ou trois ans, il était compté parmi les écrivains politiques les plus distingués de Madrid. Fougueux dans ses opinions et fort intolérant pour ceux qui n’adoraient pas ses idoles, il avait de zélés admirateurs et des détracteurs opiniâtres. Son éducation, commencée par des prêtres fanatiques, s’était achevée à Paris, à une époque où les idées nouvelles faisaient explosion de toutes parts. C’est ce qui expliquait son caractère. À son excessif amour