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MARTHE DE MONTBRUN.

admis qu’elle faisait des armes comme le chevalier de Saint-George, écrivait un traité d’astronomie et fumait vingt cigarettes par jour. Quand de pauvres vieilles femmes, soignées et consolées par elle, exaltaient sa bonté devant quelque rigide douairière et la nommaient la providence des paysans, la bonne dame haussait les épaules et murmurait tout bas le mot de socialisme. Les hommes eux-mêmes, d’ordinaire portés à l’indulgence envers les femmes aussi belles que Marthe, faisaient volontiers leur partie dans ce concert d’absurdes commérages. Les lions de B…, — à savoir trois officiers de cavalerie en garnison dans cette ville, un professeur de rhétorique, deux premiers clercs de notaire et un poète incompris, — se regardaient comme justement offensés de son indifférence pour leurs madrigaux en prose et en vers, de sa persistance à ne jamais assister aux bals de la sous-préfecture, aux concerts d’amateurs et aux parties de campagne, dont la vicomtesse Julia ne dédaignait pas de faire le plus bel ornement. Les gentilshommes des environs avaient encore de bien plus sérieux griefs. Bon nombre d’entre eux, auxquels les terres de la baronne auraient été d’un grand secours pour relever l’éclat d’une maison jadis florissante, avaient vu leurs prétentions à la main de Marthe absolument repoussées, après s’être résignés pendant des mois entiers à des dépenses exorbitantes de gants jaunes, de cravates multicolores et de complimens mythologiques.

Quand Manuel vit Mlle de Montbrun quitter le piano, il se leva et suivit d’un regard anxieux tous ses mouvemens. Bientôt il se rassit avec colère : elle s’apprêtait à chanter un second duo avec George Servet. Il lui fallut faire un immense effort sur lui-même pour supporter ce nouveau supplice sans que ses regards révélassent ses tortures. Il ouvrit une Revue, et affecta de la lire attentivement ; mais il ne voyait qu’une seule phrase sur toutes les pages : « Quand donc pourrai-je lui parler ? » Dès que le chant eut cessé, il releva la tête, et vit Mlle de Montbrun traverser un salon où on jouait au whist et au boston, entrer dans un boudoir qui touchait à l’appartement de la baronne et en refermer la porte sur elle. Il éprouva un soulagement énorme : personne ne pouvait plus ni la voir, ni l’entendre, ni lui parler. Pendant cinq minutes, il promena autour de lui le regard joyeux d’un homme qui vient d’être délivré d’un cauchemar ; il s’aperçut alors que George n’était plus dans le salon.

Une pensée horrible, une de ces pensées qui se traduisent immédiatement par une souffrance physique et étreignent le cœur comme une main de fer, lui vint aussitôt. Il fit quelques pas, puis s’arrêta. De quel droit pouvait-il ouvrir la porte que Mlle de Montbrun avait fermée ? Une idée lumineuse traversa en cet instant son cerveau. Un vaste balcon régnait sur toute la façade du château ; il pouvait arriver par là jusqu’au boudoir et voir ce qui s’y passait. C’était de l’es-