Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/72

Cette page n’a pas encore été corrigée
68
REVUE DES DEUX MONDES.

Le reste de l’auditoire pouvait se comprendre dans deux grandes divisions. D’un coté du salon était rassemblée l’aristocratie féodale du département ; de l’autre, l’élite de la bourgeoisie de B… Le château de Cernan était un terrain neutre où l’on pouvait se rencontrer sans se compromettre ; si la noblesse et la roture ne s’y donnaient pas la main, elles s’y contemplaient du moins face à face. La baronne aurait peut-être assez volontiers ouvert exclusivement ses portes aux châtelains des manoirs environnans ; mais le baron de Cernan avait eu, comme bien d’autres, des velléités de députation, et tout en déplorant la triste nécessité où le réduisait le malheur du temps, il n’en avait pas moins prodigué ses visites, ses pâtés truffés et ses poignées de main aux fonctionnaires et aux petits propriétaires de B… Cette condescendance intéressée avait créé entre le château et les habitans de la petite ville des relations que Mme de Cernan, devenue veuve, ne s’était pas donné la peine de briser. D’ailleurs les jeunes hôtes des castels d’alentour auraient suffi difficilement à défrayer une soirée dansante, et si les majestueuses épouses des hobereaux bretons se récriaient tout haut contre ce flagrant mépris des convenances et cet encouragement évident donné aux principes révolutionnaires, leurs maris et leurs filles acceptaient d’assez, bonne grâce une dérogation aux us et coutumes de la noblesse bas-bretonne, compensée par un notable renfort de frais visages et de polkeurs intrépides.

En définitive, l’avantage ne restait pas à l’aristocratie. Si la tournure et la toilette des beautés de B… sentaient fort la province, il faut bien avouer que les jeunes filles élevées à l’ombre des tourelles héréditaires étaient pour la plupart de lourdes villageoises, encore bien moins initiées que les premières aux raffinemens de la civilisation. Les gentilshommes campagnards en jugeaient bien ainsi, et on en avait vu plus d’un, à la suite de ces réunions, mettre son cœur et ses quartiers de noblesse aux pieds de quelque Gircé plébéienne, au grand scandale de la province et au désespoir plus grand encore des mères de famille riches d’une collection trop variée de filles d’un sang illustre, mais déplorablement majeures.

Ces énormités creusaient des abîmes d’inimitié entre les deux camps féminins. Hostiles sur tous les points, ils ne s’accordaient que dans une jalousie sans bornes pour la fortune, la distinction et les ravissans colifichets parisiens de Mlle de Montbrun. Cette jalousie se traduisait par d’amères critiques de ses goûts et de son caractère, critiques qui s’appuyaient sans scrupule sur de fantastiques exagérations et de très gratuites calomnies. On la déclarait fière, dédaigneuse, pédante, enfin excentrique, adjectif qui résume en province les plus accablantes accusations. Il était généralement