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vivant de l’art sur la nature. D’un physique grêle où respire l’intelligence honnête, elle possède une voix de soprano non moins fragile que sa personne. Cette voix pointue, d’un timbre peu agréable, est coupée en deux tronçons d’inégale longueur qu’elle est obligée de souder ensemble per fas et nefas. Industrieuse comme une fée, Mme Carvalho jette sur ce précipice de son organe un pont suspendu qu’elle traverse aussi légèrement qu’une abeille. Il n’y a que les malins qui frissonnent en la voyant s’exposer de’ gaieté de cœur à un danger de mort. Mm8 Carvalho possède deux qualités qu’on trouve rarement réunies dans le même talent : une flexibilité merveilleuse et du style quand elle chante la musique des maîtres. Mme Carvalho, Mme Frezzolini et Mme Duprez-Vandenheuvel sont les trois seules cantatrices de Paris qui connaissent cet art de phraser, qui est pour l’oreille ce que l’horizon est pour la vue. Comme il faut que la critique ait toujours son petit mot a dire sur toutes les choses de ce monde, nous ferons à Mme Carvalho une observation. Dans ces mille broderies vocales qu’elle dessine si délicatement sur le thème du Carnaval de Venise, la cantatrice ne dépasse-t-elle pas le but ? Est-il prudent de laisser apercevoir aux indiscrets qu’on leur donne tout ce qu’on a, et que la plus belle fille du monde ne peut pas donner davantage ? C’est plus qu’une témérité de tarir par des prodigalités folles la source du désir. À part ces petites chicanes de puriste, Mme Carvalho mérite certainement qu’on aille l’entendre dans la Reine Topaze, dont elle fait la moitié du succès.

Enfin le théâtre de l’Opéra s’est passé l’envie qu’il avait depuis longtemps d’entendre il Trovatore de M. Verdi. Ce merveilleux chef-d’œuvre a été accommodé au goût de la scène française par un homme d’esprit, M. Émilien Pacini, et la première représentation du Trouvère a eu lieu devant une nombreuse et brillante assemblée. Le compositeur n’a ajoute que fort peu de chose à la partition originale : un divertissement qui est au-dessous du médiocre, et un petit air pour Azucena au troisième acte. Nous n’avons point à faire notre profession de foi sur le talent de M. Verdi, ni à nous prononcer sur le mérite particulier de la partition du Trouvère. Nous l’avons apprécié ici ; il y a quelques années, avec un scrupule d’équité qui ne nous permet pas de changer d’avis. Il ne nous en coûte même pas de dire que le Trouvère a été accueilli à l’Opéra presque aussi favorablement qu’au Théâtre-Italien. Le contraire nous eût fort étonné. La musique de M. Verdi a toutes les qualités qu’il faut pour réussir dans ce temps-ci : elle est violente, grossière, passionnée, et produit sur la masse d’un public affairé cet ébranlement nerveux qu’on cherche aujourd’hui à la bourse, comme on la cherchait autrefois dans un cirque du bas-empire.

Les œuvres de l’esprit ont leur destinée, et les succès qu’obtiennent certains opéras de M. Verdi sont d’autant plus légitimes qu’ils sont en parfaite harmonie avec tout le reste. Il ne manque plus à Paris qu’un combat de taureaux pour achever le tableau de l’art contemporain. Il faut convenir aussi que l’exécution du Trouvère est presque aussi bonne à l’Opéra qu’au Théâtre-italien. Il n’est pas nécessaire de savoir chanter pour rendre les effets de la mélopée dramatique de M. Verdi. Avec une voix forte, un tempérament sanguin et de grands poumons, on parvient à satisfaire le public et le compositeur. Autrefois, avant que la loi du progrès continu de l’esprit humain fût aussi démontrée que de nos jours, il fallait passer dix ans dans une