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MARTHE DE MONTBRUN.

aucune, cinq mille francs chaque année à Paris, pendant tout le temps qu’il y avait passé à étudier Mozart et Beethoven au lieu de suivre les cours de droit.

Le Cicéron bas-breton recueillit des félicitations plus bienveillantes qu’éclairées. Parmi les personnes qui remplissaient le grand salon du château de Cernan, bien peu étaient capables d’apprécier le chefd’œuvre du célèbre compositeur italien et la merveilleuse intelligence musicale de ceux qui l’avaient interprété.

À l’extrémité du salon était assise la maîtresse de la maison. M"’la baronne de Cernan. C’était une femme de soixante ans environ, veuve d’un ancien ministre de Charles X. Sa physionomie échappait par sa nullité même à toute observation. À première vue, il était impossible d’en rien dire, si ce n’est qu’elle portait noblement ses dentelles d’Alençon et sa robe de velours noir.

Près de la baronne s’étalait une autre femme, d’une dizaine d’années plus jeune qu’elle, qui, à en juger par l’échancrure exagérée de son corsage et les artifices de sa coiffure, conservait encore quelques prétentions. Amie d’enfance de Mme de Cernan, la marquise de Rosbac se trouvait depuis huit jours au château, et la soirée se donnait en son honneur. Il était évident qu’elle avait été fort belle, et sa figure eût pu sembler encore assez attrayante, si je ne sais quel mélange de froideur, d’inflexibilité et de ruse, n’avait percé par intervalles derrière le sourire doucereux stéréotypé sur ses lèvres ; mais il aurait fallu un œil bien exercé en ce moment pour apprécier cette révélation du caractère vrai de la marquise, tant elle mettait d’entraînement et de chaleur à féliciter Mme de Cernan sur la beauté, la grâce et les talens de la jeune fille qui se trouvait au piano. Cette jeune fille n’était autre que Mlle Marthe de Montbrun, nièce et héritière présomptive de la baronne.

Une blonde pensionnaire de quinze ans, fille de la marquise, jouait avec son éventail à côté des deux amies, et jetait à la dérobée des regards pleins d’une satisfaction naïve sur les nœuds de ruban et les bracelets dont elle se voyait parée pour la première fois de sa vie.

À quelques pas de là, une demi-douzaine de jeunes gens étaient groupés autour de la vicomtesse Julia de Cernan, veuve peu désolée d’un époux septuagénaire. Encore vêtue de crêpes funèbres qui faisaient admirablement ressortir l’éblouissante blancheur de ses bras et de ses épaules, la très jolie et très coquette vicomtesse paraissait n’accorder qu’une médiocre attention à la musique, et adressait de temps en temps un sourire ou un mot à ses adorateurs, comme pour les empêcher d’oublier qu’elle était dans le salon la seule femme dont il leur fût permis de s’occuper.