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chanter Marthe, mais jamais avec le degré de violence qu’elles atteignirent au moment où commence cette histoire, car la jalousie venait de changer en certitude un vague soupçon qu’il nourrissait depuis longtemps. Dans le jeune homme qui chantait un duo avec elle, il voyait un rival.

Quoique sa tête fût inclinée sur sa main, personne dans le salon n’apercevait aussi distinctement que lui le front lumineux de Marthe, les ondulations de ses admirables cheveux noirs et les lignes harmonieuses de son corsage. Quand toute la vie de la jeune fille et du jeune homme passait dans les sons qu’exhalaient leurs deux poitrines soulevées en même temps par un même rhythme, et que ces sons, en s’unissant, semblaient confondre leurs deux âmes, quand leurs regards se cherchaient et se pénétraient, il les eût volontiers poignardés.

« C’est donc vrai, se disait-il, il l’aime ! Comment ai-je pu en douter si longtemps ? Pouvait-il la voir chaque jour et ne pas l’aimer ? Et elle ? Pourquoi pas ?… George n’est-il pas beau, distingué ? Dans quel aveuglement ai-je donc vécu jusqu’ici ! Ces longues soirées que j’employais à approfondir le sens de ses moindres paroles, à inventer une interprétation de ses plus imperceptibles gestes, il les passait, lui, à lui parler une langue divine, une langue qui amenait sans cesse sur ses lèvres le mot d’amour, ce mot que je n’osais prononcer devant elle dans la crainte de rompre le charme qui la retenait près de moi. Mais qu’est-ce qu’un mot ? N’a-t-elle pas mille fois compris ce qui se passait en moi ? Ne l’ai-je pas vue émue, profondément émue en m’écoutant ? Ses regards mentaient donc ? Qui sait pourtant ? Je ne ressemblais pas à tous les hommes qu’elle avait connus jusqu’alors ? J’éveillais sa curiosité, j’étonnais parfois son imagination, j’avais enfin près d’elle le succès d’un orateur ou d’un poète ; cela ne lui ôtait pas le droit de donner son cœur à un autre. Oh ! elle ne saura jamais combien je l’ai aimée, combien je l’aime ! Jamais !…

À l’instant où Manuel se répétait à lui-même ce serment, les applaudissemens éclataient de toutes parts, et un gros homme, aux allures tant soit peu vulgaires, qui n’en était pas moins maître Servet, l’avocat le plus renommé du département du Finistère, se retournait vers lui dans un état de complet épanouissement en s’écriant : — Voilà des artistes ! qu’en dites-vous, don Manuel ?

— Mais c’est très beau, répondit Manuel d’un ton si froid et si distrait, que maître Servet quitta la place qu’il occupait près du jeune étranger pour aller chercher ailleurs des auditeurs plus enthousiastes.

On ne s’étonnera pas de son zèle musical, quand on saura que le jeune homme blond, gracieux et frêle, qui venait de dire un duo de la Norma avec une ampleur toute magistrale, était son fils, un fils unique, auquel il avait régulièrement envoyé, sans récrimination