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lui-même et qui en meurt ; le paysan lombard du village de Correggio, l’artiste famélique qui ne peut nourrir sa famille. Il saisit ce qu’il voit, cette Italie nouvelle, toute jeune, mais souffrante et nerveuse. C’est la petite sainte Catherine du mariage mystique, pauvre petite personne qui ne vivra pas ou restera petite. Plus que maladive est celle-ci ; on le voit aux attaches irrégulières des bras qu’il a strictement copiées. Et avec tout cela, il y a là une grâce douloureuse, un perçant aiguillon de cœur qui entre à fond, fait tressaillir de pitié, de tendresse, d’un contagieux frémissement. Telle était l’Italie à ce moment, amoindrie et pâlie, et Corrège n’eut qu’à copier. Il puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre la souffrance et la grâce. » L’exquise finesse de cet aperçu échappera peut-être à bien des gens prévenus ; mais ceux très nombreux, j’aime à l’espérer, qui ont souvent rêvé devant le Mariage de sainte Catherine retrouveront là, je le crois, leur impression et le contagieux frémissement qu’ils ont sans aucun doute éprouvé.

Ce talent d’artiste et de peintre, ces échappées perpétuelles sur l’art et la littérature composent en grande partie l’originalité de M. Michelet. C’est assez pour qu’il ait une place très élevée parmi les individualités les plus fines et les plus fortes de ce temps. L’homme de talent est incontestable, ses adversaires l’admettent eux-mêmes ; mais ils prennent leur revanche sur l’historien. Quel est donc le mérite de M. Michelet comme historien ? A-t-il innové en histoire, ou bien ses livres ne contiennent-ils autre chose qu’une série infinie d’ombres chinoises vivement découpées et de figurines vivement peintes ? Oui, il a innové, à notre sens, et même d’une manière originale et heureuse. S’il ne sait pas, comme M. Guizot, faire l’analyse d’une institution politique et démonter pièce à pièce tous les ressorts compliqués d’un état social donné, s’il n’a pas au même degré que M. Augustin Thierry le sentiment du génie des races, s’il n’a pas cette faculté de généralisation qui permet à l’historien d’embrasser la destinée de tout un peuple d’un point, de vue fixe et ferme sans se laisser troubler par les différences transitoires des époques,.et de surprendre l’unité cachée de la vie d’une nation, — personne en revanche ne sait mieux saisir l’aspect des temps, l’esprit, l’allure, la physionomie de chaque génération successive, la chimère des époques, ce ressort secret, profondément caché dans l’âme de chacun de nous et qui nous dirige à notre insu. Désirs, vagues tourmens d’imagination, regards tournés vers un idéal obscur et mal défini, appétits sensuels pour les belles choses terrestres, espérances et regrets, toutes ces vaines ombres poursuivies avec une agitation si acharnée à travers les batailles, les massacres, les fêtes populaires, M. Michelet sait les atteindre et les fixer sur sa toile historique avec leurs plus fugitives nuances. Ce n’est pas là un simple mérite d’artiste,