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Je crois pourtant qu’il convient de négliger cette objection et de passer outre. J’admire sincèrement l’Assomption ; mais j’ai voulu savoir pourquoi, malgré la splendeur de cet ouvrage, mon esprit n’était pas satisfait. Je crois l’avoir découvert, et l’analyse fidèle des idées qui ont servi à former mon jugement me paraît la plus sûre manière de le justifier.

Les apôtres sont très dignes d’éloges. Le caractère de leur physionomie s’accorde très bien avec le récit de l’Évangile, et ce n’est pas à mes yeux un mérite secondaire. L’auteur a compris la nécessité de les représenter selon la tradition, sans essayer de modifier le caractère qui leur appartient. Au premier aspect, c’est la chose du monde la plus simple, et pourtant en pareille occasion la tradition chrétienne a été plus d’une fois méconnue. Titien, en demeurant dans la vérité, en représentant les apôtres selon l’Evangile, a fait preuve d’originalité. J’ai entendu blâmer sévèrement le teint hâlé, le caractère rustique de ces figures ; cette opinion me paraît dépourvue de toute justesse, et je ne veux pas m’y associer. Pour blâmer les apôtres de Titien, il faut oublier ou ignorer que les premiers propagateurs de la foi nouvelle appartenaient aux classes laborieuses, à la classe des artisans. C’est en se plaçant à ce point de vue qu’on doit juger les apôtres de Titien. Si l’on ne tient pas compte de cette donnée historique, on s’expose inévitablement au reproche d’injustice, et malheureusement la plupart des écrivains qui donnent leur avis sur les grands maîtres estiment leur valeur d’après des idées préconçues. Sans prendre la peine d’étudier la nature des personnages, ils ont dans la tête un type dont ils ne veulent pas se départir, et tout ce qui le contredit leur semble mauvais, inexact, incomplet. C’est ainsi qu’on est arrivé à condamner les apôtres de l’Assomption de Venise en cherchant sur leur visage l’expression d’une intelligence agrandie par de longues études, expression que l’histoire condamne, que l’Évangile répudie. Les apôtres sont des hommes de croyance, des hommes de foi naïve, et tout ce qui s’éloigne de cette donnée s’éloigne de la vérité.

La partie moyenne de l’Assomption ne possède pas à mes yeux le même mérite que la partie inférieure. La Vierge est d’une réalité trop humaine ; elle est belle, mais d’une beauté plus séduisante, plus voluptueuse qu’idéale. Elle charme tous les regards, mais elle n’a rien de surnaturel. Or, en se plaçant au point de vue chrétien, et c’est la seule manière d’estimer la vérité des personnages, on arrive à reconnaître que Titien n’a pas compris toute la grandeur du sujet qu’il avait à traiter. La vierge Marie, dont la vie est racontée dans l’Évangile, ne doit pas ressembler aux belles filles de Venise. Il faut que son visage exprime autre chose que l’orgueil de la beauté, le bonheur