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de pensées souriantes et voluptueuses ; le peintre était digne du poète. Si l’on compare en effet l’œuvre de Titien à l’œuvre de l’Arioste, on est frappé de la singulière parenté qui unit ces deux beaux génies. C’est la même abondance, la même variété, la même souplesse, la même habitude d’envisager toute chose sous l’aspect le plus heureux, le plus séduisant. Pour Titien et pour l’Arioste, on dirait que le malheur n’existait pas. Ils ne voyaient dans la nature que la splendeur et le rayonnement. Tout ce qui ne souriait pas, tout ce qui ne ravissait pas les regards était pour eux comme non avenu. Ils n’avaient pas d’oreille pour les gémissemens, et ce n’était pas de leur part sécheresse de cœur, mais privilège de tempérament. Leurs yeux ne s’ouvraient que sur le bonheur, et se fermaient sur la souffrance. Leur poitrine se dilatait librement, et la douleur n’arrivait pas jusqu’à leur pensée. Leur vie était si pleine d’enchantemens, qu’ils ne pouvaient comprendre ni la prière ni la résignation. Si le sentiment chrétien les eût animés, ils n’auraient eu qu’à jeter les yeux autour d’eux pour trouver matière à compassion ; mais toute leur vie était païenne. Ils étaient heureux et ne connaissaient d’autre dieu que le bonheur. C’est pourquoi le souvenir de Ferrare devait suffire à consoler Titien des paroles de Michel-Ange. La forme austère, qu’il ignorait, avait-elle pour lui la même valeur que la beauté splendide qui l’avait ébloui ?

Le plus célèbre des ouvrages de Titien, l’Assomption de la Vierge, placée dans la galerie de Venise, suffirait à caractériser sa manière. Ce n’est pas le plus beau de ses ouvrages, mais en l’étudiant attentivement on peut marquer les qualités qu’il possède et les qualités qui lui manquent, et, n’eût-on sous les yeux que l’Assomption, on saurait très nettement le rang qui lui appartient dans l’heptarchie des peintres. Cette vaste composition, qui se rapporte non pas à la jeunesse, mais à la virilité de l’auteur, est divisée, par la nature même du sujet, en trois parties. Dans la partie inférieure se trouvent les apôtres témoins de l’assomption ; dans la partie moyenne, la Vierge ravie au ciel par des anges ; dans la partie supérieure, Dieu qui accueille la Vierge. La splendeur radieuse dont la toile est inondée éblouit d’abord tous les yeux, et pour apercevoir les défauts de cette conception il faut se recueillir pendant quelques instans et réagir par la réflexion contre l’enivrement des sens. Je n’ignore pas que les admirateurs de Titien sont loin d’admettre la légitimité de cette réaction. Le témoignage des yeux leur suffit, et tout ce qui relève directement de la pensée n’est, à leur avis, qu’un travail superflu, un travail dangereux. L’admiration contrôlée par l’étude de la tradition chrétienne, par l’intelligence intime des personnages que le peintre avait à mettre en scène, équivaut pour eux au dénigrement.