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d’en douter. Dans l’enfance de tous les hommes illustres, on trouve quelque chose de pareil. De Plutarque à Vasari, c’est comme une tradition non interrompue de grandeurs imprévues, de mérites ignorés, de talens inattendus qui déconcertent les prophéties. Je ne veux donc pas attacher trop d’importance à l’anecdote que je viens de rappeler. Ce qui me paraît probable, c’est que Jean Bellini n’a pu retenir quelques paroles d’impatience en voyant Titien peindre à sa guise, au lieu de suivre docilement les enseignemens qu’il avait reçus. C’est à ces proportions, je crois, qu’il convient de réduire l’anecdote rapportée par les biographes, et lors même que nous consentirions à l’accepter dans toute sa crudité, le bon sens et la sagacité de Jean Bellini seraient établis par ses derniers ouvrages. Il a pu se tromper dans un accès de dépit, son orgueil, blessé par l’indocilité de son élève, a pu lui dicter quelques paroles démenties par l’histoire ; mais il a pris soin de les réfuter, de les effacer par les dernières œuvres de sa vie. À cet égard, Venise ne permet aucun doute.

On sait que Titien, parvenu à la maturité, avait refusé les offres du pape Léon X, et qu’il n’avait fait le voyage de Rome que sous le pontificat de Paul III. Pour expliquer son refus, les biographes se sont évertués à démontrer qu’il devait craindre la vue des ouvrages de Raphaël et de Michel-Ange, que pour lui le parti le plus sage était de persévérer dans sa manière, que l’heure du renouvellement était désormais passée, que le succès lui interdisait de tenter les aventures. Je crois que les biographes ont commis une méprise. En étudiant la vie de Titien, je suis arrivé à penser qu’il ne redoutait pas, esthétiquement parlant, le spectacle des œuvres conçues autrement que les siennes ; mais il aimait passionnément le bien-être, et pensait avec raison qu’il vaut mieux être le premier à Venise que le second ou le troisième à Rome. Qui donc oserait blâmer sa prudence ? En demeurant sur le terrain de l’art pur, on peut trouver qu’il a rétréci le champ de ses efforts ; en songeant aux difficultés de la vie, on est obligé de lui donner raison. Quand on tient le bonheur sous sa main, quand on a devant soi une longue suite d’années prospères et joyeuses, quand on jouit dans son pays d’une popularité universellement acceptée, à quoi bon tenter le sort et déserter ce présent doré pour un avenir incertain ? Il est beau sans doute de chercher la perfection, de la poursuivre par toutes les routes qui s’ouvrent devant nous ; mais le bonheur est si difficile à rencontrer, si difficile à saisir, si difficile à garder, que nous devons traiter avec indulgence ceux qui redoutent l’imprévu et s’en tiennent aux biens placés dans leurs mains. C’est ainsi que j’explique le refus opposé par Titien aux offres de Léon X. Plus tard, quand il visita Rome sous le pontificat de Paul III, déjà septuagénaire il n’avait plus qu’à