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Cette corruption insensible de l’éloquence religieuse n’est nulle part plus marquée que dans le Petit Carême. On regarde pourtant ce petit livre comme le chef-d’œuvre de Massillon. Est-ce parce que les sermons sont plus courts ? Est-ce sur la foi de l’estime qu’en faisait Voltaire, qui le copia, dit-on, plusieurs fois de sa main, et qui l’avait toujours sur sa table avec Athalie[1] ? On lit si peu les sermons, qu’il se peut bien qu’on se prenne d’admiration pour ceux qu’on a lus jusqu’au bout. Et qui s’aviserait d’ailleurs de ne pas trouver bons des sermons recommandés par Voltaire ? J’oserai pourtant dire que Massillon gagnerait à ce que le Petit Carême ne passât point pour son plus beau titre. Voltaire, le plus souvent d’un goût si sûr, s’est quelquefois égaré. Il s’en faut qu’il soit infaillible dans ses jugemens sur Corneille. Sur Pascal, il ne s’est pas trompé seulement par passion anti-chrétienne. Enfin n’a-t-il pas dit de Tacite que « c’est un fanatique pétillant d’esprit[2] ? » Il y a bien de la rhétorique dans ses tragédies. Ne serait-ce pas complaisance secrète du rhéteur en vers pour le rhéteur en prose ? Ou bien admirait-il moins dans le Petit Carême un modèle de véritable éloquence, qu’il n’y étudiait, avec la curiosité de l’artiste supérieur, la profonde habileté de langage et de tiss (???) plus précieux que la matière ? Les grands écrivains ont quelquefois la superstition de l’art ; le bien dire les touche presque plus que le vrai, l’habileté de la main que la justesse de la pensée ; ils nous laissent à nous le soin de démêler le vrai parmi ces merveilleuses adresses de l’art dont ils sont épris quelquefois jusqu’à en être dupes.

Les belles qualités qu’on peut louer dans le Petit Carême sont mêlées, dans l’Avent, de moins de défauts. À l’époque où il prêchait l’Avent, Massillon était plus près des exemples de Bossuet et de Bourdaloue, et la chaire d’où celui-ci venait à peine de descendre était encore remplie de cet esprit de religion sévère et de ce grand goût qui avait fait du prédicateur le directeur des esprits non moins que des consciences. Massillon avait encore à ses sermons le grand auditeur à qui successivement Bossuet et Bourdaloue n valent fait plus aimer la vérité qui corrige que le bel esprit qui amuse. Après la mort de Louis XIV, parlant à une cour occupée d’intrigues et de plaisirs, charmée des premières hardiesses de cette philosophie qui devait lui être si meurtrière, il crut qu’il devait rendre le discours agréable pour rendre la religion efficace. Dans ses duretés contre les courtisans, il laissa se glisser l’esprit de cour, et fit admirer aux grands la main habile qui leur portait des coups encore innocens.

  1. D’Alembert, Éloge de Massillon.
  2. Lettre à Mme Du Deffant, 30 juillet 1768.