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En peut-il être autrement? Que l’on examine par exemple les conditions de travail du principal producteur agricole, le ryot. Une paire de bœufs, une charrue, quelques outils grossiers composent tout son matériel d’exploitation, que l’on peut évaluer au plus haut en moyenne à 150 francs. Ainsi des pertes minimes, la mort d’un bœuf, le bris d’un instrument aratoire, suffisent pour le plonger, vu l’intérêt usuraire de l’argent en ces contrées, dans un abîme de dettes d’où il ne peut jamais sortir. Ces circonstances accidentelles ne sont pas au reste nécessaires pour que le ryot soit remis pieds et poings liés entre les mains du préteur d’argent. Le besoin de subvenir aux frais extraordinaires de la récolte ou des semailles, d’acquitter l’impôt, l’obligent le plus souvent à obtenir des avances du zemindar (grand propriétaire), ou à emprunter des capitalistes natifs à des taux toujours exorbitans. Aussi presque tous les ryots sont-ils endettés depuis plusieurs générations, sans parvenir, malgré leurs efforts et leur économie, à liquider un néfaste héritage légué par le malheur, l’imprévoyance ou l’inconduite. L’absence de capital, l’intérêt usuraire de l’argent, sont les plaies vives de l’Inde. La rapacité du préteur y atteint les plus effrayantes proportions. Que l’on en juge : c’est jour de bazar; voici un potdar, changeur de monnaie et usurier de profession, qui suit à pied sur la route un âne, un bœuf, un cheval porteur d’un gros sac tout rempli de ces coquillages, cowries, qui forment le dernier échelon du système monétaire de l’Inde. Arrivé au bazar, il improvise un comptoir sous un arbre, au milieu de la rue, et là vend à la foule ses modestes espèces au prix moyen de 5,760 cowries pour une roupie d’argent. Le soir, les achats sont terminés; vendeurs et chalands veulent obtenir des espèces d’un transport plus facile, et tous reviennent trouver le banquier au petit pied qui reprend ses cowries, mais au prix de 5,920 cowries pour une roupie, et réalise ainsi un bénéfice de 3 pour 100 en quelques heures. Ce ne sont pas là d’ailleurs les seuls profits du potdar, qui confie ses capitaux aux ryots, aux domestiques, aux nécessiteux de tout genre, à des intérêts qui varient de 2 1/2 pour 100 par mois à 50 pour 100 par an, et même au-delà.

Ces usuriers de village ne sont au reste que les infiniment petits de la famille des hommes d’argent de l’Inde. Il existe dans tous les grands centres du domaine de la compagnie, à Calcutta, à Bombay, à Madras, à Bénarès, des banquiers dont la fortune et les transactions commerciales ne le cèdent point en importance à la fortune et aux transactions des sommités financières de l’Europe. Tel individu, humble de mise et de démarche, tout prêt à baiser avec respect la poussière des pieds du plus petit magistrat européen, a un coffre-fort aussi bien garni que celui de M. de Rothschild, et peut émettre