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neuf, et plus tard quels exemples, quelles excitations il avait puisés auprès de l’abbé de Chaulieu et du prieur de Vendôme. Ce vif et mobile esprit, qu’on a rendu trop responsable de la corruption de son siècle, avait été corrompu lui-même dès la première heure par les débauches de la régence, et du sein de cette corruption il s’était élevé à des principes d’humanité, à une foi philosophique et déiste, très incomplète, il est vrai, mais bien supérieure aux doctrines de ce misérable temps. Ces deux inspirations, l’une sensuelle et impie, l’autre élevée, humaine, généreuse, éclatent pour la première fois dans cette étrange et douloureuse pièce, le Pour et le Contre, dédiée à Mme de Rupelmonde. Ce pour et ce contre, c’est-à-dire ces deux esprits absolument opposés, on les verra lutter sans cesse dans la longue carrière de Voltaire. Tantôt c’est l’impiété qui l’emporte, tantôt le sentiment de la dignité humaine. Pourquoi ces alternatives? D’où vient que Voltaire a composé Candide? d’où vient qu’il écrit le 8 février 1768 : « Pour moi, qui ai trop vécu et qui suis près de finir une vie toujours persécutée, je me jette entre les bras de Dieu, et je mourrai également opposé à l’impiété et au fanatisme? » La biographie de Voltaire mise en regard de son temps peut seule répondre à ces questions. Telles sont les recherches que doit s’imposer M. Bona Meyer s’il veut combler les lacunes de son œuvre.

L’étude sur Jean-Jacques Rousseau est aussi composée en vue du public germanique beaucoup plus qu’au nom de la vérité définitive. Rousseau, qui a eu tant de disciples au XVIIIe siècle parmi les philosophes et les moralistes prédécesseurs de Kant, passe encore en Allemagne pour l’instituteur de la démocratie; M. Meyer a voulu montrer ce qu’était la démocratie de Jean-Jacques, et il n’a pas eu de peine à prouver, le Contrat social en main, que Rousseau, après avoir déclaré la démocratie impossible, applique cependant à sa cité imaginaire l’inévitable conséquence de la démocratie, le despotisme de l’état. Comment l’auteur de la Profession de foi du Ficaire savoyard en vient-il à détruire toute liberté de conscience? M. Meyer, en expliquant ces contradictions, s’est rencontré plus d’une fois avec M. Saint-Marc Girardin, bien qu’il ne connût pas encore les pages récentes insérées ici même par cet ingénieux publiciste. M. Meyer a donc rectifié sur plusieurs points l’idée qu’on se faisait au-delà du Rhin de l’auteur de l’Emile et du Contrat social; quant au Rousseau complet, au tribun du spiritualisme, à l’homme dont les paradoxes enflammés réveillèrent la France du XVIIIe siècle, ne le cherchez pas dans le livre de M. Meyer. M. Meyer (et il n’est pas le seul qui ait commis cette faute) ne parait pas se souvenir que Rousseau a osé parler de Dieu à un siècle impie, de liberté et de vertus sociales à des gentilshommes désœuvrés, comme il a parlé des enchantemens de la nature aux salons dédaigneux et frivoles. Pauvre grand homme! il est facile aujourd’hui de flétrir les hontes de sa vie, de réfuter les erreurs de ses livres; n’oublions pas cependant qu’il a relevé le spiritualisme et ranimé une société mourante. M. Meyer ne songe pas assez à tout cela, c’est le principal reproche que je lui adresse. Ce livre n’en est pas moins une œuvre fort estimable, et bien que l’auteur l’ait écrit trop spécialement pour l’Allemagne, il a droit aussi aux remerciemens de la France.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.