Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/241

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

âge et les tragédies du temps de Louis XIII et de Louis XIV, n’y a-t-il pas eu une crise qui explique la différence absolue de ces deux théâtres? Le drame romantique et la tragédie classique ne se sont-ils pas disputé la scène? quels ont été les incidens de la lutte? quand, comment, par qui a été remportée la victoire? Voilà un problème bien formulé; pour le résoudre, l’auteur parcourt rapidement le moyen âge et la renaissance, et arrive à cette seconde moitié du XVIe siècle où commence la vraie littérature moderne. Les mystères du moyen âge, peu à peu transformés, avaient laissé des traces dans la littérature; d’un autre côté, l’esprit de la renaissance, avec la Cléopâtre de Jodelle, annonçait un art nouveau. Ces deux traditions, qui se perpétuent confusément après les poètes de la pléiade, semblent bientôt se confondre. L’élément romantique transmis par le naïf théâtre du XIIIe siècle, l’élément classique importé par la renaissance apparaissent simultanément chez les mêmes écrivains. On voit des poètes composer des tragédies à l’imitation de Sénèque, et à côté de cela des tragédies inspirées de la Bible, espèce de transformation savante des vieux mystères. La tradition non classique se révèle plus manifestement encore dans les tragi-comédies empruntées presque toutes aux romans italiens ou aux pastorales espagnoles. Quelquefois même le théâtre ose s’attaquer à des sujets contemporains, comme dans ce drame intitulé la Sultane, qui représentait le Philippe II de la Turquie, le conquérant de Belgrade et de Rhodes, le vainqueur de Mohacz, Soliman II, faisant périr par jalousie son fils Moustapha. Cette catastrophe avait eu lieu en 1553; sept années après, du vivant même du sultan Soliman, et malgré l’alliance de la France et de la Turquie, le poète Bounin faisait jouer son œuvre devant Catherine de Médicis, donnant ainsi à l’histoire ottomane une sorte de droit de cité sur la scène et frayant la route au Bajazet de Racine. M. Ebert suit avec beaucoup de précision et de finesse ces vicissitudes de l’esprit littéraire; il les explique par les événemens de l’époque, par les transformations de la société, par mille incidens curieux qu’il a su rassembler et choisir. C’est surtout le poète Garnier qui représente pour lui cette courte période où les deux élémens opposés, celui du moyen âge et celui de la renaissance, coexistent sans se combattre; l’auteur d’Hippolyte, des Juives, de Bradamante, passe tout naturellement de Sénèque à la Bible, et de la Bible aux romans italiens. Seulement Garnier n’est pas un poète assez autorisé pour établir à jamais cette liberté du théâtre. Après lui, la confusion recommence, et du sein de cette confusion entretenue par Alexandre Hardy, continuée par Théophile, la lutte va s’engager enfin entre le drame du moyen âge et la tragédie à la Sénèque. Quand Corneille paraît, la question est posée. L’insouciance de Garnier est devenue impossible, il faut choisir son drapeau.

M. Ebert a réussi à dire des choses nouvelles et justes sur cette première période de Corneille, aujourd’hui si complètement élucidée. Il montre fort bien ce qu’était alors le romantisme de ce poète, qui disait hardiment dans la dédicace de la Suivante (1635) : « Puisque nous faisons des poèmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand monde à leurs représentations. Il faut, s’il se peut, y ajouter des règles, afin de ne déplaire pas aux savans et de recevoir un applaudissement universel; mais surtout gagnons la voix publique!... » Plaire au peuple, et, s’il se peut, ne pas déplaire aux savans, chercher l’action,