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point de vue général des choses ; il ajoute son témoignage à tant d’autres témoignages, et il se peint tout entier tel qu’il fut. C’était évidemment un homme d’une trempe vigoureuse, mobile et ardent, passionné pour la guerre comme pour le plaisir, doué de plus d’esprit que de jugement, et à travers tout, aussi content de lui-même que sévère pour les autres. Dans la partie de ses Mémoires publiée jusqu’ici, le duc de Raguse n’est point arrivé encore aux heures critiques de sa vie ; il s’arrête à la fin de son commandement en Espagne, après la bataille des Arapiles, et à l’expédition de Russie. Ses premiers récits commencent au siège de Toulon, et surtout à la campagne d’Italie. Merveilleuse époque, où tous les hommes s’élançaient dans la carrière ! La jeunesse était partout, et partout était l’émulation. De tous ces officiers, dont la plupart n’avaient pas trente ans, l’un allait être empereur, les autres allaient devenir princes et maréchaux. Tant qu’on vit dans cette atmosphère de la jeunesse, on marche ensemble, on ne se porte point envie mutuellement et on ne se déchire pas encore. Bientôt viendront les dignités et les grandeurs, et alors naîtront les rivalités, les froissemens d’amour-propre, les inimitiés violentes. De là ces jugemens acerbes et sommaires que le maréchal Marmont porte sur plus d’un de ses compagnons d’armes.

À un certain moment, dans les Mémoires du duc de Raguse, il y a un fait singulier à remarquer comme un indice de la marche des choses sous l’empire. On est au lendemain de Wagram, depuis neuf ans déjà Napoléon règne sur la France ; tout est gloire et éblouissement au dehors, rien ne semble chanceler. Quelle est cependant l’impression de Marmont à cet instant, lorsqu’il revient de la grande armée à Paris ? Il trouve partout une sorte de fatigue morale. On voudrait plus de liberté et moins de batailles. Les amis du duc de Raguse sont froids sur les questions politiques, et l’un d’eux, le ministre de la marine, le duc Decrès, va même jusqu’à lui dire : « Tout cela finira par une épouvantable catastrophe. » Cette boutade sombre et pourtant significative rappelle une anecdote semblable où figurait, dit-on, le même M. Decrès avec un autre personnage officiel de l’empire. L’un et l’autre se promenaient ensemble quelques années après Wagram, vers 1812 ; ils s’entretenaient des affaires de l’état, et ils étaient d’accord sur les excès du règne, sur l’imminence d’une catastrophe, lorsque l’un des interlocuteurs, s’arrêtant tout à coup, dit à l’autre : « Savez-vous, monsieur le duc, que je devrais vous faire arrêter ? » C’est ainsi que ce qui ne se disait point tout haut se disait tout bas. Le silence universel cachait à l’empereur le véritable état de l’opinion, et l’empire présentait ce phénomène extraordinaire d’un gouvernement servi par des fonctionnaires qui étaient les premiers à sentir ses faiblesses et à ne point croire à sa durée. Chose curieuse ! pendant plus de trente ans, les poètes, les philosophes, les écrivains de tout genre se sont occupés à créer une sorte de légende de l’empire, où tout prenait un caractère fabuleux. Depuis quelque temps, il semble que cette époque apparaisse sous un jour plus vrai. Elle ne se montre point assurément dépouillée de ses grandeurs, mais elle est par degrés ramenée à des proportions plus réelles, plus humaines. On commence à la voir telle qu’elle était, et rien n’est plus propre à rectifier l’opinion que tous ces témoignages qui affluent depuis quelques années, les lettres de Napoléon lui-même,