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de ma pauvre mère dans son couvent; que lui importe maintenant? Aucun tribunal sur ma simple parole n’ôterait à mylord vicomte son titre pour me le donner. Je suis le chef de sa maison, chère lady; mais Frank reste vicomte de Castlewood, et plutôt que de le troubler je me ferais moine, ou je disparaîtrais en Amérique.

« Comme il parlait ainsi à sa chère maîtresse, pour laquelle il aurait consenti à donner sa vie ou à faire à tout instant tout sacrifice, la tendre créature se jeta à genoux devant lui et baisa ses deux mains dans un transport d’amour passionné et de gratitude tel que son cœur fondit et qu’il se sentit très fier et très reconnaissant que Dieu lui eût donné le pouvoir de montrer son amour pour elle et de le prouver par quelque petit sacrifice de sa part. Être capable de répandre des bienfaits et du bonheur sur ceux qu’on aime est la plus grande bénédiction accordée à un homme. — Et quelle richesse ou quel nom, quel contentement de vanité ou d’ambition eût pu se comparer au plaisir qu’éprouvait Esmond en ce moment, de pouvoir témoigner quelque affection à ses meilleurs et à ses plus chers amis?

« Chère sainte, dit-il, âme pure qui avez eu tant à souffrir, qui avez comblé le pauvre orphelin délaissé d’un si grand trésor de tendresse, c’est à moi de m’agenouiller, non à vous; c’est à moi d’être reconnaissant de ce que je puis vous rendre heureuse. Béni soit Dieu de ce que je puis vous servir ! »


Ces tendresses si nobles paraissent encore plus touchantes par le contraste des actions qui les entourent. Esmond fait la guerre, sert un parti, vit au milieu des dangers et des affaires, jugeant de haut les révolutions et la politique, homme expérimenté, instruit, lettré, prévoyant, capable de grandes entreprises, muni de prudence et de courage, poursuivi de préoccupations et de chagrins, toujours triste et toujours fort. Il finit par mener en Angleterre le prétendant, frère de la reine Anne, et le tient déguisé à Castlewood, attendant l’instant où la reine mourante et gagnée va le déclarer héritier du trône. Ce jeune prince, vrai Stuart, fait la cour à la fille de lord Castlewood, Béatrix, aimée d’Esmond, et s’échappe de nuit pour la rejoindre. Esmond, qui l’attend, voit la couronne perdue et sa maison déshonorée. Son honneur insulté et son amour outragé éclatent d’un élan superbe et terrible. Pâle, les dents serrées, le cerveau fiévreux par quatre nuits de pensées et de veilles, il garde sa raison lucide, son ton contenu, explique au prince en style d’étiquette, avec la froideur respectueuse d’un rapporteur officiel, la sottise que le prince a faite et la lâcheté que le prince a voulu faire. Il faut lire la scène pour sentir ce que ce calme et cette amertume témoignent de supériorité et de passion.


« Le prince murmura le mot de guet-apens.

« — Le guet-apens, sire, n’est pas de nous. Ce n’est pas nous qui vous avons invité ici. Nous sommes venus pour venger, non pour achever le déshonneur de notre famille.